Bulletin de la Société des Études Océaniennes, n° 330
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- Bulletin de la Société des Études Océaniennes, n° 330
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BULLETIN DE LA SOCIETE
DES E TUDES O CEANIENNES
N°330
Décembre 2013
Bulletin
de la Societe
deS etudeS oceanienneS
(PolyneSie orientale)
n°330 - decemBre 2013
Sommaire
avant-Propos du président ........................................................................p. 2
Fasan Chong dit Jean Kape
Hommage à maco tevane ..........................................................................p. 5
Mgr Hubert Coppenrath
les différents usages de la longue-vue
autour des voyages de James cook en océanie ..................................p. 9
Riccardo Pineri
eiao, une île entre ciel et l’eau ..................................................................p. 33
Pierre Ottino
le naufrage de la Matilda à ua Pou en 1814 ........................................p. 67
J-L Candelot
reculs et avancées pour les droits des māori
en aotearoa, nouvelle-Zélande .................................................................p. 75
Natacha Gagné
deux chants de Papara
la nostalgie de aromaiterai et
les lamentations de tauraatua ................................................................p.121
Robert Koenig & Arthur Baessler
© Photo couverture : ‘Ua Pou - J. Kape
avant-Propos
Chers membres de la Société des Etudes Océaniennes,
Chers lecteurs du BSEO,
Nous vous remercions sincèrement de votre fidélité, cela
permet au Bulletin de continuer à paraître et à décliner davantage les différentes facettes de notre chère Polynésie, voire notre
chère Océanie.
Remercions également nos auteurs pour leur contribution
et leur confiance, nous permettant ainsi d’enrichir la connaissance de notre milieu et de notre patrimoine commun.
Ce dernier numéro de l’année apporte comme à l’accoutumée son lot d’informations aussi diversifiées qu’intéressantes.
La SEO s’est efforcée d’être présente au cours d’année à
tous les Salons du livre ou autres manifestations où le livre est
présent, malgré quelques difficultés sur le plan organisationnel.
Par exemple, la tenue de deux salons aux mêmes dates fin octobre : celui de Papara pour sa 5ème édition et le Festival International de la Bounty pour sa première édition, à la Mairie de
Papeete. Avant ces deux rencontres, elle a participé à la seconde
édition du Salon des associations à Papeete, au mois de septembre, à l’initiative de la Jeune Chambre Economique de Tahiti.
Et pour finir l’année, les deux derniers salons ont fermé la série
à mi et fin novembre pour Papeete et Taiarapu. Remercions en
conséquence les organisateurs de ces évènements et également
les membres de notre Société qui ont bien voulu tenir nos
stands et donner un sens au bénévolat.
Le second semestre a été aussi marqué par une note triste,
celle de la disparition de Maco Tevane, membre à vie de notre
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N°330 • Décembre 2013
Société, qui s’en est allé le 22 août. Il nous a paru naturel d’offrir une place dans ce bulletin pour rendre un hommage bien
légitime à ce grand Mā’ohi, figure emblématique de la société
polynésienne, pour sa contribution à la sauvegarde de la langue
tahitienne, à la promotion de la culture polynésienne… Nous
remercions pour cela Mgr Hubert Coppenrath, qui a bien voulu
nous faire l’honneur d’écrire la biographie de Maco Tevane.
Mgr Coppenrath, également membre à vie de la SEO, est aussi
membre de l’Académie tahitienne – Fare Vāna’a. Il y préside la
commission de la langue tandis que le regretté Maco Tevane fut
le directeur de cette noble institution depuis sa création en 1974
jusqu’à ce que la maladie l’ait éloigné de ses fonctions.
Maco Tevane, ce metua pétri dans l’âme polynésienne, est
aussi l’un des principaux artisans du Taura firi i te reo mā’ohi
(Forum des langues polynésiennes). Pour les deux dernières
éditions de cette organisation régionale, en l’an 2000 à RapaNui et en 2003 à Wellington (Nouvelle-Zélande), il a permis
aux représentants culturels d’autres archipels de Polynésie française d’y participer. Conscient de l’ampleur du travail à faire en
matière de langue, il a soutenu la création des académies marquisienne et pa’umotu.
Nous finissons toutefois l’année sur une bonne nouvelle
puisque le ministère de la culture a été sensible à notre demande
et nous a octroyé une subvention de 2.000.000 de francs cfp.
Cela nous permet enfin de moderniser notre équipement de
bureautique, qui souffrait depuis quelques temps, et d’assurer la
réédition d’ouvrages, notamment le dictionnaire de Tepano
Jaussen. Nous remercions infiniment les autorités du Pays pour
cette aide qui va nous permettre d’envisager nos actions à court
terme de manière plus rassurante. Nous comptons renouveler
annuellement la même demande, davantage pour sauver des
ouvrages rares et précieux et surtout de faciliter leur accès aux
chercheurs, aux étudiants et naturellement au grand public.
3
Nous tenons ici à nous excuser auprès de certains de nos
membres, notamment les plus anciens, qui sont surpris de recevoir avec la lettre de rappel du paiement de la cotisation, un bulletin d’adhésion à renseigner. Cette démarche a surtout pour but
de réactualiser les coordonnées des adhérents et éventuellement
d’obtenir leur adresse électronique, ce qui faciliterait la communication d’informations sans recourir au long et coûteux
envoi postal. En effet, beaucoup de membres omettent de signaler leur changement d’adresse, ce qui entraine naturellement le
retour de leurs bulletins, nous mettant ainsi dans l’embarras.
Depuis le lancement de la formule, nous n’avons pratiquement
plus de retour de courrier ou de bulletin. Nous remercions donc
nos sociétaires de leur effort et compréhension.
Nous espérons pouvoir organiser notre Assemblée générale
ordinaire au mois de février et nous vous remercions déjà de
votre participation à cette rencontre, si vous résidez à Tahiti
bien sûr ou de passage dans notre capitale. Nous vous remercions bien entendu pour le renouvellement de votre adhésion à
notre Société.
Enfin, tout le Conseil d’administration vous souhaite de
passer de très bonnes fêtes de fin d’année et vous donne rendezvous à l’Assemblée générale de l’année prochaine.
Bonne lecture !
’Ia ora na !
Le président
Fasan Chong dit Jean Kape
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Hommage à maco tevane
(1937 - 2013)
Le 22 août 2013, ont été célébrées les obsèques de Marc
Maamaatuaiahutapu, plus connu sous le nom de Maco Tevane.
Une foule considérable s’est rassemblée ce jour-là à l’église
Maria no te Hau où s’est déroulée la cérémonie religieuse, une
foule qui l’a suivi jusqu’au cimetière de l’Uranie et qui témoignait de l’estime et de la popularité qui s’étaient attachées à
son nom.
Marc Maamaatuaiahutapu est né en 1937, il avait 76 ans.
Après des études à l’Ecole des Frères, il entre au service du
cadastre comme géomètre-arpenteur. Sa profession lui donne
l’occasion de séjourner dans les îles, notamment à Anaa où les
anciens se rappellent encore de ce jeune homme gai et ouvert,
toujours prêt à faire la fête.
Déjà il s’intéresse à la langue tahitienne et il étudie pour
perfectionner ses connaissances. A l’âge de 26 ans, il est déjà
inscrit sur la liste des interprètes officiels du tribunal. Aussi
lorsqu’en 1967, il faut trouver quelqu’un pour remplacer John
Doom à la tête des programmes en langue tahitienne de
l’ORTF, on fait appel à lui.
Sa connaissance de la langue tahitienne, ses dons d’orateur
et sa popularité attirent l’attention des hommes politiques. Il ne
tarde pas à entrer au conseil de gouvernement et commence une
carrière d’homme politique qui se prolongera pendant de
longues années.
Il trouve encore le temps d’écrire des comédies en langue
tahitienne : en 1971, « Te pe’ape’a hau ’ore o Pāpā Penu ’e
Māmā Roro » et en 1972 : « Te hunō’a mana’o-’ore-hia ». Son
sens de l’observation et son humour assurent à ces pièces un
succès extraordinaire. Il est du reste le principal acteur de ses
comédies qui lui valent un certain nombre d’aventures qu’il
aimait à raconter. C’est ainsi, par exemple, que revenant d’une
représentation dans les districts, toujours grimé et revêtu de sa
robe de Māmā Roro, sa voiture est arrêtée par un gendarme qui
le soupçonne de revenir d’un bal masqué, sans doute copieusement arrosé, et commence à lui chercher des histoires.
Tout naturellement, il est choisi parmi les vingt premiers
académiciens, et lorsque le 18 février 1975, l’Académie Tahitienne élit son premier président, les suffrages se portent sur lui.
Il occupera ce poste pratiquement sans interruption jusqu’à ce
que la maladie l’oblige à se retirer. Il avait, en effet, toutes les
qualités pour occuper cette fonction. D’abord sa connaissance
de la langue tahitienne mais aussi ses qualités relationnelles,
son dynamisme, son esprit ouvert et conciliant. L’Académie lui
doit donc une grande reconnaissance.
Pendant de longues années, il a représenté l’Académie au
Conseil économique, social et culturel. Il s’intéressait de près aux
travaux de cette assemblée et il lui consacrait beaucoup de temps.
Une autre fonction qui l’intéressait beaucoup était le conseil de
conciliation pour les affaires foncières. Il croyait beaucoup à la
capacité de ce conseil d’éviter les procès et d’arranger les conflits
à l’amiable. Il y rencontrait le plus souvent le petit peuple polynésien à qui il savait parler et qui lui faisait confiance.
6
Maco Tevane à Wellington
en Nouvelle-Zélande lors du Taura firi i te reo mā’ohi
en juillet 2003
© Photo : J. Kape
Maco Tevane avait épousé Caroline Ellacott et de ce couple
sont nés quatre enfants. Parmi eux : Heremoana a suivi son Père
dans son amour de la langue tahitienne et de la culture polynésienne et il s’est déjà fait un nom dans ce domaine ; tandis que
Mateata le continue dans le domaine des media.
Les dernières années et surtout les derniers mois de Maco
Tevane ont été assombris par la maladie. Une maladie qui a été
une grande peine pour toute sa famille et tous ses amis, navrés
de voir un homme doué de si grands talents perdre peu à peu
ses moyens.
A son épouse, à ses enfants et petits enfants, à tous ses
proches, nous présentons notre respectueuse sympathie.
Monseigneur Hubert Coppenrath
Archevêque émérite de l’Archidiocèse de Papeete
Président de la Commission de la langue de l’Académie tahitienne
Membre à vie de la Société des Etudes Océaniennes
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les différents usages de la longue-vue
autour des voyages de James cook
en océanie
Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ;
mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ;
il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.
J.J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. VIII.
la naissance d’un nouveau regard
Dans l’histoire de la culture occidentale, différentes perspectives s’entrecroisent dans le temps, modifiant l’idée de la
connaissance comme vision monoculaire sur une réalité
immuable, donnant vie à cet esprit d’interrogation et à cette
curiosité qui la caractérisent en propre et qui trouvent dans le
“sens historique” leur matrice. Le sens originaire d’istoria est
« enquête », travail critique sur la mémoire comme reconstruction du sens. En cela, elle diverge radicalement du mythe élément structurant des sociétés pré-historiques, dont l’essence
consiste dans la fidélité à un sens déjà et depuis toujours donné.
La recherche historique prend en vue ce qui a changé et ce qui
demeure à travers le changement, elle se fait dans la conscience
du bouleversement du sens du temps. L’histoire, comme discipline nouvelle de l’esprit qui fait un retour réflexif sur soi, a eu
une naissance précise avec Hérodote au IVe siècle, elle n’est pas
un phénomène « naturel » généralisé à toutes les cultures, mais
une forme apparaissant dans le temps, comme la Nation, et il
est tout à fait remarquable que les cités-états grecques et l’invention de la politique comme gestion de la chose publique
naissent à peu-près dans la même période que l’histoire comme
discipline d’investigation du passé, la littérature du théâtre tragique comme questionnement sur la violence de la destinée
humaine, ainsi que la philosophie comme interrogation sur
l’être. La naissance du nouveau regard implique un écart critique par rapport au passé, à l’adhérence du sens à l’existence,
convoquée non comme le domaine des dieux qui dirigent et
dominent les vicissitudes des hommes, mais comme le lieu
d’une interprétation.1 Commence ici également le désir du lointain, l’expatriement de l’esprit voyageur qui se détache du
monde d’appartenance, enfermé dans la sécurité des mythes,
développe un nouvel intérêt pour les autres mondes en tant que
réalités séparées et pourtant possédant un fond commun,
nommé dans un sens nouveau « l’humanité ».
En 1610 Galilée découvre les phases de la planète Vénus
grâce à sa mise au point des lunettes astronomiques, apportant
la preuve de la vérité du système copernicien et de son hypothèse héliocentrique. L’observation de la planète Vénus est un
moment essentiel dans la culture européenne, témoin des bouleversements de la Renaissance qui conduisent à la naissance
d’un nouveau regard, à la construction mathématique du monde
sensible. Le fond doré de la peinture byzantine sur lequel se
dressait Dieu pantocrator, laisse peu à peu la place au bleu du
ciel dans lequel la divinité s’insère, faisant place à un espace
réel et profane et octroyant à l’homme une place nouvelle.
L’élargissement de l’espace que les découvertes scientifiques
1
« A l’époque historique, l’humanité ne cherche pas à se soustraire à la problématicité, mais au contraire lui lance un défi ouvert, espérant en avoir accès à une
plus grande profondeur de vie sensée que celle qui était propre à l’humanité préhistorique. » (Jan Patocka, Essais hérétiques, Verdier,1981, p. 75)
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vont élaborer et formaliser a été à son tour rendu possible par
les voyages d’expéditions maritimes de la fin du XVe et du
XVIe siècles qui ont mis en crise les conceptions de la physique
ancienne, contribuant à modifier les frontières du monde sensible et la perception et la compréhension de celui-ci. Comprendre signifie s’expatrier de l’élément natal dans l’élément
étranger, instituer entre le « propre » et l’ « autre » un fond commun, ce que Vico au XVIIIe siècle appelle « la nature commune
des nations », un principe d’humanité qui transcende les différences des cultures et les met en relation. Le conseil que donne
Jean-Jacques Rousseau à ceux qui veulent « étudier les
hommes », est à l’origine également du « regard exotique »,
comme il vient se déterminer à peu près dans les mêmes années
au sein de la culture occidentale. Mais si le regard exotique se
transfère idéalement dans l’élément étranger sans remettre en
cause le point de vue identitaire sur l’autre, le fait de « porter sa
vue au loin » implique un chiasme, où le lointain et le proche,
le familier et l’étranger, échangent leur identité, leur point de
vue culturellement situé et s’ouvrent à la comparaison, à l’observation des différences afin de découvrir les invariants anthropologiques.
du bon usage de la longue-vue
Que voient-ils donc, les voyageurs qui arrivent à la fin du
XVIIIe siècle dans les îles d’Océanie, dans cette « terra incognita » aux latitudes esthétiques et morales si différentes de leur
horizon de provenance ? Le préjugé de notre temps consiste
dans la croyance que les voyageurs occidentaux n’ont “rien vu”
parce que leur regard était voilé par le philtre de leur culture,
comme si l’erreur consistait dans le fait qu’ils n’avaient pas
encore fait des études postcoloniales, assumant le relativisme
culturel et les violentes diatribes contre la culture coloniale de
l’Occident qui l’accompagnent, d’où l’axiome que pour comprendre un fait de culture des mondes étrangers il faut se placer
11
obligatoirement à l’intérieur du point de vue de cette culture, ce
qui implique l’impossibilité de la traduction des mondes étrangers qui demeurent dans leur isolement souverain. La littérature
de voyage est un des lieux privilégiés pour comprendre le rôle
créateur de la perception, de l’incitation au regard qui ne se
contente pas d’enregistrer des faits objectifs, mais à travers
l’imagination, procède à la mise en relation d’espaces-temps
différents, pour aboutir à une “vision” des choses qui nous
donne accès non pas à un univers d’objets déjà constitués mais
à un monde en devenir. Les relations de la découverte du Nouveau Monde de Colomb et, au siècle suivant, le Dialogue avec
un sauvage de Lahontan résument deux types d’image de la
rencontre avec l’autre, d’une part la conception primitiviste des
origines pures et apaisées de l’humanité, d’un “état de nature”
que le développement successif des sociétés humaines a trahi et
oublié, d’autres part l’attention que Hobbes et Vico portent aux
origines obscures et violentes de l’humanité. Le journal du
voyage de Louis Antoine de Bougainville autour du monde
avec les navires la Boudeuse et L’Etoile semble à lui seul résumer les deux schémas d’interprétation de la rencontre avec les
cultures étrangères et plus particulièrement avec le monde polynésien. C’est Bougainville qui nomme Tahiti la “Nouvelle
Cythère”, inaugurant le mythe tout moderne du lieu où le désir
est libre et les rapports des hommes entre eux dirigés par le
bonheur sans conflits. Associant, comme le fera tout le Romantisme naissant, le mythe de la Grèce comme matin calme de la
société européenne et les dernières découvertes des sociétés
océaniennes qui unifient l’image du monde, Bougainville
contribue à l’invention du mythe des origines heureuses de
l’humanité, reprise du mythe classique des Îles Fortunées ou
celui de l’Eden avant le péché originel. Mais contrairement à
Diderot qui donnera une dignité philosophique à l’éloge de la
vie sauvage, de l’esprit de nature qui pousse au “consentement
d’habiter une même cabane et de coucher dans un même lit tant
12
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que nous nous y trouvons bien” et qui traite Bougainville de
“chef des brigands”, dans le chapitre X de son journal Bougainville note : “Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou
du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois
établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction
des rangs est fort marquée à Tahiti, et la disproportion cruelle.
Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs
esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont
aussi ce droit barbare sur les gens du peuple qu’ils nomment
Tata-einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette
classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices
humains”2. La longue-vue avec laquelle Bougainville observe
la société polynésienne, chargée de références virgiliennes et de
culture classique, est ici inversée, c’est un homme des Lumières
qui regarde, dessillé par les idées de justice sociale, soucieux
déjà de trouver la bonne focalisation qui évite de rabattre sur les
mondes étrangers, sur les sociétés anciennes, les filtres conceptuels (bonheur, égalité, justice sociale) propres au monde occidental moderne. Tout se passe comme si la longue-vue des
marins découvreurs oscillait entre le bon usage qui rapproche
les objets lointains et son inversion qui éloigne radicalement les
phénomènes observés, les projetant dans l’indistinct brumeux
des origines, dans le mythe d’une entente primordiale d’avant
la division de Babel.
Dans son premier voyage à Tahiti à bord de l’Endeavour,
Cook observe les phases de Vénus lors de l’éclipse de la planète, mais sa visée est autre, celle de la découverte de la légendaire terra australis incognita qui se révèle inexistante. Lors du
deuxième voyage de James Cook autour du monde, deux personnages majeurs accompagnent l’explorateur vers les mers du
Sud : William Hodges et Georg Forster. Hodges est le peintre
2
L.A de Bougainville, Voyage autour du monde, Paris 2001, P. 46
13
officiel de l’expédition, véritable mémoire figurative du voyage
il ramène des nombreuses peintures des îles du Pacifique et des
dessins qui lui serviront pour des tableaux d’atelier. Parmi ses
paysages de Tahiti, où le jeu de la lumière et les formes mouvantes de la végétation créent un contraste saisissant, une dynamique de la vie que les peintres des expéditions précédentes
n’avaient jamais révélé, il y a un tableau consacré à la baie de
Taravao, dans la presqu’île. Dans la rivière qui réfléchit la
lumière dorée du ciel, une jeune fille nue se baigne, tandis que
sur le rivage se trouve une autre ondine drapée dans un linge
blanc, à ses côtés un tiki surplombe la scène, entouré d’un rosier
aux fleurs multicolores. Le regard ici est affecté d’un strabisme
divergent : si l’œil perçoit la lumière, les couleurs et les formes
du monde polynésien, un arrière-fond se manifeste, chargé de
mémoires figuratives de la tradition occidentale. Nous sommes
en présence d’un lieu où convergent le songe et l’expérience
réelle de l’espace, une réminiscence des tableaux de Claude
Lorrain et la réalité perçue d’un monde “pittoresque” selon le
terme à la mode dans la peinture des paysages à la fin du
XVIIIe siècle européen. Même le tiki, la sculpture des temps
anciens de la Polynésie, fait partie de la “composition” d’une
scène où se marient l’exotique et le souvenir. Comme les roses,
impertinentes dans la nature polynésienne, c’est une image de
translation qui n’a plus d’existence actuelle dans le paysage de
Tahiti, puisque les rares sculptures des tiki à la fin du XVIIIe se
trouvent essentiellement aux Marquises délaissées dans la végétation qui les recouvre ou dans les mémoires des voyageurs.
le voyageur philosophe
Georg Forster n’a que dix-huit ans en 1772 lorsqu’il s’embarque sur la Resolution, accompagnant son père John Reinhold, naturaliste allemand qui remplaçait Joseph Banks, le
botaniste de la première expédition de Cook. Le projet de John
Forster est d’écrire “une histoire philosophique du voyage”,
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projet qui sera repris par le fils Georg dans la publication en
septembre 1777 de A Voyage round the World, résultat des
observations pendant le voyage autour du monde, traduit l’année suivante en allemand avec le titre Reise um die Welt. Par
rapport aux voyageurs précédents, “qui avaient ignoré beaucoup de choses concernant l’étude des hommes et des coutumes”3, il s’agit pour le jeune Foster de se mettre dans une
optique anthropologique, d’étudier les comportements sociaux
des hommes, “qui doit être le but par excellence de tout voyageur philosophe”. Le “voyageur philosophe” ne se borne pas à
rassembler des observations de faits, qui resteraient, comme il
dit, des “morceaux épars et isolés” mais il faut les relier entre
elles, trouver un fil conducteur qui puisse ouvrir la voie “à des
novelles découvertes et recherches à venir”, afin de “jeter une
lumière sur la nature humaine à travers le plus grand nombre
possible de points de vue”4. C’est le philosophe du siècle des
Lumières qui parle ici, soucieux d’observer les particularités de
chaque culture, de les comparer avec l’horizon de provenance
de sa propre culture, afin de dégager des “principes communs
d’humanité”. Forster ne suit pas le chemin inverse faisant descendre sur chaque phénomène observé la lumière d’idées préconçues, les schémas de la culture occidentale vus comme
modèle pour toute humanité, pas plus qu’il n’opère dans ses
analyses à partir du modèle édénique de l’“état de nature”. Il est
d’abord fasciné par l’image du bonheur qui se dégage la société
tahitienne, à l’instar de tous les voyageurs qui l’ont précédé,
mais Forster n’est pas dupe d’une égalité présumée entre les
classes sociales et les individus. La division de la société civile
tahitienne en dominants et dominés, comme déjà chez Bougainville, est une réalité très ancienne, principe d’articulation interne
3
G. Forster, Reise um die Welt (Voyage autour du monde), Gerhard Steiner, Francfort, 1983, p. 675
4
Forster, 1983, p. 108
15
à chaque société, en même temps que moteur de son changement. Dans la rencontre avec le jeune roi de l’île, il note : «
Nous fûmes retenus un peu plus longtemps par l’arrivée de
Happai père du roi. Cet homme était grand et maigre il avait la
barbe et les cheveux gris, il paraissait âgé mais il montrait
encore de la force. Les relations des premiers voyageurs nous
avaient déjà informés de cette étrange constitution, en vertu de
laquelle une enfant exerce la souveraineté pendant la vie de son
père, mais nous ne pouvions pas voir sans surprise le vieux et
vénérable Happai nu jusqu’à la ceinture en présence de son fils.
Ils ont aboli le sentiment de respect universellement attaché à
la paternité, pour donner plus de poids à la dignité royale, et un
si grand sacrifice à l’autorité politique suppose plus de civilisation que les premiers voyageurs n’en ont attribué aux Tahitiens »5
L’ observateur aigu qu’est Forster met en évidence comment le respect de la paternité n’est pas un concept valable « en
soi » et « pour soi », mais qu’il est soumis ici à l’instance politique. L’amour filial est de l’ordre de la famille, tandis que la
relation de pouvoir trouve tout son sens dans la cité. Ses observations procèdent de la volonté d’adopter un point de vue
interne aux sociétés observées, refusant de considérer les
mondes étrangers à l’aune des catégories occidentales, mais ces
dernières sont le parangon nécessaire sur un pied d’égalité pour
toute compréhension de la relation de l’ “autre” et du “même”.
Il procède à une inversion des catégories de “nature” et de “culture”, refusant le privilège accordé à la première dans toute la
pensée d’un retour à l’état de nature, et il peut donc revendiquer
la place de l’organisation sociale tahitienne dans le cadre de la
civilisation, c’est à dire de la transformation humaine de la
nature. Il s’agit pour lui de définir la société par le politique,
non par le culturel et ses observations sur les inégalités des
5
Forster, 1983, p. 302
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sociétés prétendument édéniques, le conduisent à écrire: “A la
fin, le peuple asservi s’apercevra de cette oppression et deviendra conscient des causes qui la provoquent, mais alors se réveillera également la conscience des droits humains bafoués, et cela
provoquera une révolution. C’est un cycle qui a lieu pour tous
les Etats.” L’homme des Lumières, qui écrira en 1792 Révolutions et contre-révolutions de 1790, le partisan de la Révolution
française, est en même temps d’une extrême lucidité sur la difficulté d’exporter telles quelles les expériences historiques.
“Maintenant et pendant longtemps encore, Tahiti n’a rien à
craindre de telles transformations. Mais l’introduction du luxe
étranger ne va-t-il pas peut-être accélérer l’avènement d’une
époque si malheureuse? Si l’augmentation de la science et de
l’érudition des individus doit se produire sacrifiant le bonheur
de nations entières, alors il aurait mieux valu, tant pour les
explorateurs que pour les peuples qui ont été découverts, et
pour les inquiets européens eux-mêmes, que les mers du Sud
fussent restées inconnues pour toujours!”6 Dans ces phrases
prophétiques, qui engagent la réflexion à venir sur les dérives
de la colonisation et la responsabilité des intellectuels dans les
événements historiques, Forster met en évidence que le bonheur
n’est pas une donnée “naturelle”, propre à certaines cultures
“primitives”, mais une création fragile, une configuration relativement stable en équilibre entre le désir et les besoins, une
invention dans le temps et non fondement inaltérable de certaines sociétés.
la question du sacrifice humain
Les voyages de Cook achèvent les grands voyages d’exploration et marquent l’apparition de l’image globale du monde,
c’est elle qui permet d’interroger, comme l’avait dit Forster,
“les droits des hommes bafoués”. Porteuse de nouvelles valeurs
6
Forster, 1983, p. 342
17
d’ouverture et de liberté, la culture occidentale impose aussi
dans ces terres lointaines des contraintes et des servitudes de
type nouveau. Cette ambigüité tragique sera mise en lumière
plus tard par l’œuvre romanesque de Melville. Lors de son troisième voyage en Océanie, James Cook reconduit dans sa terre
natale Omai, le jeune natif de Raiatea qu’il avait amené en
Angleterre en 1774, à l’occasion de son deuxième voyage à
Tahiti. Pendant deux ans, Omai visite l’Angleterre, il est reçu à
la cour et dans les familles de l’aristocratie anglaise et, comme
Ahutoru que Bougainville avait amené en France cinq ans plus
tôt, il pose un premier regard océanien sur l’Occident. D’origine modeste il fait retour riche de multiples cadeaux, Cook
l’installe à Huahine, où il se fait déposséder de ses richesses et
meurt quelques mois après son retour. James Cook est bien loin
des références classiques virgiliennes de Bougainville, il n’a
aucun intérêt pour les poncifs exotiques, pas plus qu’il ne se
cantonne au rôle prétendument objectif de l’observateur. Dans
le plus grand dépaysement du voyageur dans des cultures hétérogènes, il ne se départ jamais de l’idée que si l’homme est un
étranger pour l’homme, il en est aussi un semblable. Lors d’une
promenade à Tongatapu, il note : « En contemplant cette perspective charmante, je me complaisais dans l’idée que quelque
futur navigateur, du même endroit pourrait contempler ces prairies peuplées du bétail apporté sur ces îles par les vaisseaux
d’Angleterre ; et qu’à lui seul l’accomplissement de ce dessein
bienfaisant, indépendamment de toute autre considération,
serait pour la postérité le témoignage de la contribution de notre
voyage au bien de l’humanité ».7
Observateur attentif de la réalité sociale tahitienne, Cook
voyage non seulement pour la grandeur de l’Angleterre mais
aussi pour approfondir la compréhension de l’autre, pour « ne
7
James Cook, Relations de voyages autour du monde, Paris, La Découverte, 1977,
p.351
18
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perdre aucune occasion de m’instruire sur les institutions politiques ou religieuses de ces peuples ».8 Bougainville avait déjà
fait remarquer que « c’est surtout en traitant de la religion des
peuples que le scepticisme est raisonnable, puisqu’il n’y a point
de matière dans laquelle il soit plus facile de prendre la lueur
pour l’évidence »9. Lors de son premier voyage, Cook avait à
son tour affirmé que « les mystères de toutes les religions sont
très obscurs, et même ceux qui font profession d’y croire ne les
comprennent pas facilement ».10 Lors de son séjour à Tongatapu, Cook observe un repas entre femmes : « Je remarquai
qu’il y en avait deux que les autres faisaient manger, et quand
nous en demandâmes la raison elles répondirent Tabou mati.
Une enquête plus approfondie nous apprit que l’une d’elles
avait, deux mois auparavant, lavé le cadavre d’un chef et que
de ce fait elle ne devait toucher aucune nourriture pendant cinq
mois. L’autre avait rempli le même office pour le cadavre de
quelqu’un dont le rang n’était pas aussi élevé, et la même abstention lui était imposée, mais pas pour si longtemps. Nous
vîmes, à proximité, une autre femme que l’on faisait manger, et
nous apprîmes qu’elle avait aidé à laver le cadavre de ce
chef. »11 L’interdit qui frappe ces trois femmes, de ne plus toucher de la nourriture pendant un certain temps après avoir lavé
le cadavre d’un chef mort, vise la dimension du sacer associée
à la mort dans toutes les sociétés archaïques, qui essaient de
garder éloignée de la communauté la source ambigüe du bien et
du mal qu’est la mort, une fois que celle-ci a fait irruption sous
le mode qui est toujours perçu par les sociétés traditionnelles
comme violence. Le mystère que Cook associe à la religion
c’est sa solidarité originaire avec la violence, et comment le
8
Cook,p. 349
Bougainville, p. 231
10
Cook, p. 49
11
Cook, pp. 340-341
9
19
religieux parvient à l’endiguer, par une violence de nature autre,
par le sacrifice. A son retour à Tahiti, Cook assiste à un sacrifice
humain sur un marae proche de la baie de Matavai, avant l’expédition militaire contre l’île de Moorea. Cook avait déjà eu des
renseignements de la part d’Omai sur les pratiques du sacrifice
humain lors de son deuxième voyage. Il avait également relaté
les sacrifices humains à Tongatapou dont il avait eu connaissance lors de la fête d’intronisation du jeune roi, le natche :
« Nous avons des preuves certaines que des sacrifices humains
ont lieu aux îles de l’Amitié. Dans ma description de natche à
Tongatabou, j’ai rapporté qu’à la suite de cette fête on nous
annonçait le sacrifice de dix hommes : ce qui peut donner une
idée de l’importance des massacres religieux dans cette île. Et
bien qu’on ait lieu de croire qu’à Tahiti on ne sacrifie dans
chaque occasion qu’une seule personne, il est probable que ces
occasions se répètent assez souvent pour causer une effrayante
perte de vies humaines »12 Acte social par excellence, dans la
culture polynésienne ancienne le sacrifice humain est efficace
dans les moments de crise de la communauté auxquels il est
toujours associé, il empêche le déferlement des rivalités et de la
violence, il procure une solidarité autour d’un des membres qui
est chargé par sa mort de mettre un terme au processus violent,
il sacralise tout geste de la vie profane, il inaugure cette forme
de crise sacrificielle par excellence qu’est la guerre.
Teuira Henry, dans son livre Tahiti aux temps anciens
publié en 1928 qui recueille les documents et les témoignages
de son grand-père le Pasteur John M. Orsmond rassemblés au
moment de bascule de l’histoire de l’ancienne société tahitienne, à propos des cérémonies sacrées qui président à la
confection de la ceinture rouge maro ’ura, insigne de la royauté,
écrit : « Une victime humaine était offerte pour le mau raa titi
12
Cook, p.367
20
N°330 • Décembre 2013
(perforation de l’étoffe), pour le tuira’a o te au (première entrée
de l’aiguille) et pour le piura’a o te maro (terminaison du maro,
de la ceinture) »13 Dans quelques pages fort denses, écrites le 2
septembre 1777, Cook assiste cette fois à « la plus importante
de leurs institutions religieuses »14. Le regard que Cook pose sur
le sacrifice humain est empreint de compassion chrétienne : à
plusieurs reprises dans ce texte il utilise le terme de « victime
infortunée », de « victime du culte sanguinaire », de « pauvre
homme ». Le point de vue de Cook est celui qui observe ce
rituel non pas à partir d’un regard désincarné, détaché d’une
situation qui ne le concerne pas, banalité d’un certain moment
de la recherche ethnologique, mais à partir de sa culture européenne, marquée par l’Evangile et le rôle nouveau de la dimension juridique, du droit. « Il est bien regrettable de trouver
encore en vigueur une coutume si horrible par elle-même, et si
contraire au droit inviolable à la conservation de soi-même que
chaque être apporte en naissant ; et c’est au sein d’un peuple
qui, à tant d’autres égards, est sorti de la brutalité de la vie sauvage que règnent ces mœurs, tant la superstition a des pouvoir
pour contrecarrer les principes d’humanité les plus naturels ».15
Lui aussi est un interprète qui essaie de comprendre comment
les Tahitiens peuvent croire à ce qui, de son point de vue, n’est
qu’un tissu de superstitions. Ce n’est pas uniquement une position « morale » qui incite le chrétien Cook à désapprouver le
sacrifice humain, mais la longue histoire de l’occident marquée
par l’irruption du christianisme qui a introduit, dans la conception
du temps hellénistique, la notion d’événement, de crise, comme
il a introduit le rejet de la violence dans l’histoire du monde et
dans l’histoire des êtres, dont l’incarnation du Christ représente
l’événement fondateur. Un des plus grands malentendus de la
13
Teuira Henry, 1955, p. 355-357
Cook p. 367
15
Cook, p. 368
14
21
culture moderne consiste à voir dans le christianisme la source
de l’incompréhension des mythes, tandis que c’est le christianisme qui a « désocculté » l’origine violente de toute culture,
qui a permis de comprendre le rôle de la violence en tant qu’elle
est créatrice d’ordre et de désordre. Cook observe les divisions
au sein de la communauté, il remarque les divergences des
chefs quant à la guerre prochaine contre Moorea, mais il note
surtout un relâchement de l’attention sacrée lors de cette cérémonie : « Aucune considération ne peut empêcher cette coutume d’être abominable, mais elle pourrait à certains égards être
regardée comme moins nuisible si elle avait pour effet d’inspirer à la multitude le respect de la religion et la crainte de la divinité. Cependant, c’est si loin d’être le cas que, bien qu’une
grande assemblée se fut réunie au morai [marae] à cette occasion, personne ne semblait témoigner les égards convenables à
la célébration des rites qui se succédaient. Omai était arrivé
lorsque la cérémonie était commencée, beaucoup d’assistants
se pressèrent autour de lui et passèrent le temps à lui faire relater quelques-unes de ses aventures, qui retinrent toute leur attention, au détriment de l’office solennel que célébraient leurs
prêtres ».16 L’observation chez Cook n’est jamais l’enregistrement d’un fait brut, d’une donnée objective, mais un partage
explicatif qui implique que l’étrangeté de l’autre culture n’est
pas absolue. Il y a chez lui la recherche des éléments communs
d’humanité à l’œuvre, il remarque qu’Omai parlotte avec ceux
qui assistent au rituel, qu’on se trouve en présence d’une perte
de sacralité de la cérémonie du sacrifice. Le rituel a perdu beaucoup de sa solennité religieuse et de son efficacité sociale : le
rite sacrificiel, en tant que ciment de la communauté qui
contient et canalise la violence, se lézarde. On assomme la victime
presque en cachette, on le « tue » plus qu’on ne le « sacrifie » :
16
Cook, p. 368
22
N°330 • Décembre 2013
« J’eus l’occasion de regarder de près le corps du pauvre homme
qui avait été sacrifié, et de remarquer qu’il avait le visage et la
tête ensanglantés et la tempe droite défoncée ; ce qui indiquait
la façon dont il avait été tué, et en effet on nous dit qu’on l’avait
isolé pour l’assommer à coups de pierre ». 17 Cook s’attarde sur
l’affaiblissement de la logique sacrificielle, il a compris que
c’était là le centre névralgique de la culture tahitienne et que
celle-ci commence à subir une profonde crise.
Que s’est-il passé dans l’histoire récente de la Polynésie ?
Depuis l’arrivée du Dolphin, commandé par le capitaine
Samuel Wallis, le processus de rencontre du monde occidental
et du monde polynésien s’est accéléré, mais le contact des deux
mondes remonte au XVIe siècle : Magellan, puis Mendana touchèrent respectivement l’archipel des Tuamotu et des Marquises. Le processus d’acculturation qui résulte d’un contact
entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui
entraîne des modifications dans les références culturelles dans
l’un et dans l’autre des deux groupes, a été précédé par une
crise interne au système culturel polynésien. La crise de la
société du Tahiti ancien est la crise d’une continuité inaltérée
des origines, crise de l’ordre religieux archaïque. Les anciens
mythes sont en train de mourir, sans avoir donné naissance
dans la conscience collective à de nouveaux dieux, moins terribles, moins porteurs de sang et de vengeance que le dieu Oro et
la communauté polynésienne commence à prendre ses distances
avec les origines violentes de son culte, mais il faut une longue
histoire pour départager les mots et les choses. Le rituel a perdu
de son éclat ancien, de sa force de persuasion, les mythes commencent aussi à perdre leur force de justification de la violence
sacrée, ils sont tout près, comme l’épisode de Omai et de l’assistance au sacrifice nous le montre, de basculer du rite religieux
17
Cook, 367
23
dans le spectacle profane, d’accéder au « théâtre », c’est-à-dire
au retour sur soi de la question de la violence comme dans la
tragédie grecque.
Ce n’est pas la première fois que la société polynésienne est
confrontée à la crise de ses institutions qui trouvent leur point
focal dans la crise de l’institution sacrificielle. La guerre civile
entre les Petites oreilles et les Grandes oreilles de l’île de
Pâques à la fin du XVIIe siècle a conduit cette nation à la quasi
extinction de ses habitants, à la fin tout au moins des institutions
traditionnelles. Le système sacrificiel est devenu fou :
lorsqu’elle n’est plus sûre de ses fondements, la violence sacrificielle s’emballe, elle procède à une sorte de suicide sacrificiel,
comme dans de nombreux exemples de l’histoire amérindienne.
Pour l’instant c’est Cook qui voit la cérémonie rituelle sous le
mode du spectacle, avec un regard d’européen, qui tient à distance l’objet observé pour le considérer d’un œil critique, tout
en étant impliqué profondément dans la question de la violence
au centre du rituel, « j’ai compté quarante-neuf crânes devant
le moraï, au moment même où l’on en ajoutait encore un à ce
nombre ». Comme le fait remarquer justement Gil Bailie : « La
société tahitienne que Cook observait n’était pas encore taraudée par un scepticisme véritable, mais de toute évidence, le système rituel et mythologique y avait perdu de sa force de
persuasion. Dans une situation culturellement si précaire, une
question critique posée à haute voix pouvait faire l’effet d’une
bombe ».18 Le rituel sacrificiel est en crise, on commence à ne
plus croire que les victimes mises à mort ce sont des dieux dont
la mort assure une stabilité sociale, pas plus que le tahu’a de
nos jours, réactualisation de la figure du prêtre de l’ancienne
religion, ne croit désormais à la sacralité de la marche du feu
organisée pour les touristes. Chaque culture répond à des défis
18
Gil Bailie, La violence révélée, Climats, Castelnau-le-Lez, 1995, p. 89
24
N°330 • Décembre 2013
(situation d’isolement, surpopulation, désastre écologique,
conflit de classe, etc.), et lorsqu’elle ne parvient plus à donner
des réponses à ces défis, lorsqu’elle ne fait que répéter des
anciennes réponses qui ne sont plus adaptées à la situation nouvelle, elle périclite et meurt, comme ce fut le cas pour l’île de
Pâques à la fin du XVIIe siècle. Ce projet ouvert, risqué en permanence dans l’invention des réponses, est l’essence même de
l’histoire, comme dépaysement dans les origines communes de
l’humanité. Ce qui conduit la culture polynésienne vers son
épuisement est la perte de son principe fondateur, c’est-à-dire
de son regard vers le lointain originaire de son histoire, la
condition de l’exil comme réponse spécifique à un état de crise,
de violence donc, qui avait lancé les pirogues anciennes sur les
vastes étendues du Pacifique.
Ce qui accompagne et d’une certaine façon dérive du message évangélique chez Cook, est la mise en avant de la justification judiciaire. Les idées, au même titre que les virus, sont
des « agents pathogènes » qui ébranlent les certitudes acquises
par une société donnée, à un moment donné de son histoire et
Omai en est le porteur. « Pour exprimer à Towa mon opinion
quant à ces sacrifices, je me servis d’Omai comme interprète et
ce dernier mit tant d’ardeur à présenter mes arguments que son
chef en fut irrité, en particulier lorsqu’il apprit que s’il avait mis
un homme à mort en Angleterre, comme il l’avait fait, son rang
ne l’aurait pas empêché d’être pendu. En entendant cela il s’exclama maeno maeno [mea ’ino, mea ’ino] (ignoble, quelle horreur !) et ne voulut entendre un mot de plus ; si bien que nous
le quittâmes aussi plein de mépris pour nos coutumes que nous
pouvions l’être pour les siennes ».19 Si le système de références
culturelles du grand prêtre sacrificateur n’a pas été ébranlé, il
est devenu tout au moins un objet de discussion. Un peu plus
19
Cook, 369
25
loin, Cook reprend cette image du châtiment qui frappe, dans
d’autres parties du monde, tous les coupables de meurtre. « Au
cours de la discussion, de nombreux indigènes étaient présents,
principalement les serviteurs de Towa, et quand Omai se mit à
décrire le châtiment qui serait infligé en Angleterre à toute personne, même haut placée, qui aurait tué le plus insignifiant des
serviteurs, ils redoublèrent d’attention. Leur opinion sur cette
question devait certainement diverger de celle de leur maître ».20 Omai a subi la crise des références mythologiques, son
séjour en Angleterre a ébranlé l’évidence « naturelle » que les
forts ont toujours raison, tandis que dans la culture traditionnelle l’idée d’un devenir soumis à des lois sociales construites
en commun, un devenir non déterminé par le passé, est proprement impensable. Comme la plèbe romaine qui écoute dans le
message chrétien le sens de révolte contre les privilèges de
classe, les prêtres tahitiens de rang inférieur entendent dans le
discours d’Omai une remise en cause des anciennes assurances
où se perd la différence entre sacrifice et meurtre. Pour l’horizon culturel de provenance de Cook, le système judiciaire remplace le sacrifice, la logique de la culpabilité individuelle prend
la place de l’anonymat de l’acte sacrificiel, mais Cook ne voit
pas que la logique sacrificielle tend à éviter le rapport direct
entre culpabilité et châtiment, comme s’il fallait coûte que
coûte, pour les sociétés archaïques, éviter la « personnalisation » de la violence. Elle n’est pas « irrationnelle » : elle
répond à une autre logique que celle du châtiment légal. Il faut
éviter de confondre Cook avec l’ethnologue relativiste du vingtième siècle, et l’ombre qui suit le voyageur-interprète nous rappelle que la traduction des gestes, des pratiques culturelles, des
énoncés ne peut se faire que par la traduction dans notre propre
langue, en même temps que notre horizon de références doit
20
Cook, 370
26
N°330 • Décembre 2013
subir l’épreuve de la traduction, relation active dans laquelle
chaque culture s’affirme et s’expose au regard de l’autre dans
sa propre origine. Cette ombre poursuit dans Cook jusqu’à l’issue fatale de son voyage. Le débarquement en janvier 1799
pendant lequel le capitaine anglais est tué par les Hawaïens
marque la limite de la compréhension de chaque époque, de
chaque système de pensée, de chaque individu par rapport à
l’autre.
des cultures et de leurs métamorphoses
Dans l’enquête philologiquement exhaustive que Marshall
Sahlins a consacré à la mort de Cook dans son livre “Des îles
dans l’histoire”, il met en évidence comment le navigateur
anglais est arrivé à Hawaï pendant les festivités de Makahiki
qui durent deux mois et dans lesquelles les habitant célèbrent le
retour de la saison d’abondance sous l’égide du dieu Lono.
Période de fête dans laquelle les activités de la guerre sont interdites et même le pouvoir royal est mis en sommeil par rapport
au pouvoir des prêtres. L’arrivée de Cook et des deux navires
anglais suit le parcours qui depuis un temps immémorial est
celui du dieu Lono et leur départ survient à la fin des festivités,
légitimant l’idée que les dieux sont de retour. Pendant ces deux
mois, les marins anglais sont effectivement traités comme des
êtres supérieurs qui ont droit à toutes les licences sexuelles et
aux ripailles sans mesure. “Quand Lono est parti, le roi consacre à nouveau par des sacrifices humains les principaux temples
de Ku. Il fait ensuite le tour de l’île et ouvre les lieux sacrés de
la pêche et de l’agriculture — les sanctuaires agraires de
Lono”21. Après le départ qui coïncide avec la fin de la période
faste des réjouissances de Makahiki, le navire de Cook perd un
mât pendant un fort coup de vent, ce qui l’oblige à revenir à
21
M. Sahlins, Des îles dans l’histoire. Paris, Hautes Etudes/Gallimard/Le Seuil. 1989,
p. 192
27
Hawaï un mois après. Selon Sahlins, cet événement est compris
par les insulaires comme un grave disfonctionnement du temps,
comme un danger qui trouble le déroulement des saisons
mythiques et qui annonce de graves conflits internes à la société
hawaïenne. Cook est tué lors d’une escarmouche sur la grève et
vraisemblablement mangé plus tard. La mise à mort de LonoCook rétablit un ordre de l’univers que l’événement impromptu
de la rupture du mât et le retour à terre avaient troublé profondément. Cook meurt d’une non-compréhension des catégories
théologiques polynésiennes ; service du divin qu’il faut honorer,
en se privant de nourriture pour l’offrir aux dieux, mais nécessité de trouver entre l’humanité mortelle et les dieux immortels
la bonne distance, un rythme qui est donné par le rituel. L’erreur
humaine de croire que Cook était le dieu Lono, répond à une
vérité théologique ; les vicissitudes des bateaux et des équipages anglais recouvrent un plan mythique prédisposé, le mythe
légitime l’histoire. Si les rétines insulaires voient des hommes
en rouge, leurs mots les nomment « dieux » et leur regard ne se
trompe pas, preuve en est que ces hommes se laissent tuer pour
rétablir un ordre cosmologique qu’ils ont eux-mêmes troublé.
Pour la vision mythique il s’agit là de l’avènement récurrent des
dieux, il ne s’agit pas d’étrangers, d’un autre que nous mais de
l’étrangeté absolue et sacrée : les dieux de retour reprennent
possession de ce qui leur appartient, quitte à repartir pour
reconstituer la temporalité troublée par leur visite. L’événement
fait coexister sur un même plan de la signification un fait de la
vie générique et une représentation sociale qui la charge d’un
sens collectif ; l’avènement renvoie à la causalité mythique,
répétition du même depuis toujours là. Du côté des européens
prime le respect de la personne humaine, sortie de l’état de
minorité et d’absolue dépendance du pouvoir archaïque, caractérisée par les valeurs de dignité et d’autonomie qui lui ont été
fournies par la religion chrétienne et par l’invention démocratique. Pour les insulaires, les dieux peuvent rituellement faire
28
N°330 • Décembre 2013
retour parce qu’ils ne doivent pas quitter la dimension de distance ontologique entre les dieux et les hommes et la mise à
mort du dieu Lono doit sceller ce pacte immémorial. Chaque
culture peut reconnaître les failles du système des valeurs et des
mythes des autres cultures, à l’instar du regard du Persan dans
les Lettres persanes de Montesquieu de 1721, mais il est toujours difficile de reconnaître ses propres préjugés et ses limites
tellement ils sont devenus familiers et « naturels ». Dans son
commentaire du texte de Sahlins, Francis Zimmermann écrit :
« Ce débarquement du 17 janvier 1779 sur une plage d’Hawaii,
par exemple, qui nous apparaît comme un « événement » a pu
être perçu par les insulaires comme un « moment » du rituel, et
nous admettons donc la possibilité d’autres historicités ou
modes de construction du temps que les nôtres.” 22 Il est vrai
que la civilisation qui a permis la reconnaissance d’autres
« modes de construction du temps » est la civilisation qui a
enduré la sortie du temps rassurant du mythe, qui a fait
l’épreuve, par l’histoire, d’une autre temporalité : « L’homme
d’avant l’histoire comprend sa vie dans une sorte de métaphore
ontologique. Il ne distingue pas entre la nuit qui est un fait
donné dans l’expérience et la nuit comme obscurité dont jaillit
l’éclair de l’être, entre la terre qui nourrit et donne des fruits et
l’arrière-plan de l’univers, du monde à l’intérieur duquel seul
se rencontrent les réalités singulières, bien que lui-même n’en
soit aucune »23. Le fait de reconnaître la solidarité intime de
l’esprit occidental et de l’histoire mondiale ne fait pas pour
autant de la culture occidentale le modèle absolu de la civilisation, mais l’un des modes privilégiés pour comprendre le rôle
de la violence dans l’histoire.
22
Francis Zimmermann, « Sahlins, Obeyesekere et la mort du capitaine Cook » in
L’Homme, 1998, p. 194
23
Patocka, pp. 46-47
29
Cette reconnaissance est mise en question par Gananath
Obeyesekere, anthropologue originaire du Sri Lanka et professeur à Princeton, un des représentants majeurs des Cultural Studies, qui déclenchera une polémique nourrie avec Sahlins. C’est
“violer le bon sens des Hawaïens”, affirme Obeyesekere, « que
de croire que la perception des insulaires puisse confondre les
voyageurs européens et les dieux revenants, que les Hawaïens
puissent mélanger le perçu et le concept ». Sahlins répond que
l’empirisme d’Obeyesekere le rend aveugle à cette observation
ethnologique fondamentale : la ressemblance de Cook avec
Lono n’était pas constatée par la perception, mais instituée par
la pratique du culte. Les prêtres qui accompagnent Cook ânonnent le nom de Lono, ils mettent un large tissu blanc sur Cook,
qui, les bras écartés, mime la progression du dieu, fabriquant du
perçu avec le rituel. Les Hawaiiens, ajoute Obeysekere, «
croient que leur dieu Lono est une divinité hawaiienne, ils présument que ce dieu leur ressemble physiquement et qu’il parle
leur langue »24, il est donc impossible qu’ils puissent le confondre avec un homme blanc parlant anglais et quelques mots de
tahitien. Mais Sahlins a bien raison de répondre que pour la
théologie polynésienne la langue des dieux est une langue à part
et qu’elle est incompréhensible aux mortels25. Lono n’est pas
une divinité hawaïenne; comme tous les dieux polynésiens il
vient d’ailleurs, d’une terre originaire appelée Hawaii, ou
Havaiki, Hava’i ; les dieux et les peuples, pour la culture
théologique polynésienne, ne sont pas autochtones, comme le
prétend le “bon sens” d’une lecture moderne et réductrice, ils
proviennent de l’au-delà des mers. Ils ne sont pas plus compréhensibles que les marins en rouge et vouloir comparer
24
G. Obeyesekere,The Apotheosis of Captain Cook. European Mythmaking in the
Pacific, Princeton, 1992
25
O. Blixen, « Le langage honorifique en Polynésie », in Confluences océanes, Editions de Tahiti, 2011, pp.153-173
30
N°330 • Décembre 2013
physiquement et par leur langage les Anglais et les dieux est
une faute d’interprétation grave qui méconnait la culture religieuse polynésienne. La longue polémique de Sahlins et de
Obeyesekere montre qu’il ne suffit pas d’appartenir aux “minorités culturelles opprimées” pour parler la véritable “voix
native”, le risque est de se prêter aux horreurs philologiques,
justifiées par le contexte de référence : « Je suis oiseau : voyez
mes ailes […] Je suis souris, vive les rats ! »26 Le « paradigme
post-colonial », selon le jargon de la critique culturaliste inauguré par Obeyesekere, consiste dans la réappropriation du
savoir par les autochtones, ou plutôt par leurs représentants
« naturels », les intellectuels locaux, et débouche sur le « regard
de l’intérieur » dont fait l’apologie Jean Guiart,27 propre à celui
qui vit au sein de la culture et de la langue « indigène », source
authentique, pour cet auteur, de la démarche scientifique. La
logique de « l’intérieur » renvoie « l’ethnologue blanc » (sic) à
ce qu’il peut connaître, sa propre culture, conseil malicieux
lorsqu’on observe l’iter de l’écrivant et les catégories de la pensée qu’il utilise.
Ce préjugé de l’identification de la vérité avec le lieu ethnique de provenance, referme le regard sur soi, rejetant justement la logique du « regard éloigné » dont Lévi-Strauss28 a
montré sa dimension originaire et libératrice, entre le « regard
situé » prisonnier du dogme ethniciste et le « regard de Sirius »,
qui surplombe la réalité. Il faut repenser la relation de l’origine
et de la violence. Les néo-traditionalistes contemporains prétendent résoudre les questions de la société contemporaine par la
restauration des pratiques sacrificielles rénovées et par l’appel
à une société de « forts » pour rétablir l’ordre, tandis que les
26
La Fontaine, La chauve-souris et les deux belettes.
27
Jean Guiart, ed., Etudier sa propre culture. Expériences de terrain et méthodes.
Paris, L’Harmattan, 2009
28
C. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983
31
romantiques écologiques font appel à une nature primitive foncièrement bonne, pervertie par l’esprit moderne et colonial.
Dans les deux cas nous avons l’oubli de la question de la violence originaire et des modalités pour la mettre à distance, le
rejet du dévoilement de la logique sacrificielle et de la création
permanente d’anticorps. La compréhension de l’Autre ne relève
pas d’un procédé analytique qui peut être éventuellement élargi
à d’autres êtres rationnels, à d’autres cultures (participation en
Dieu ou dans la technique) mais d’une dialectique d’incompréhension et de compréhension, d’apparence et d’apparaître qui
constitue l’existence des sociétés et leur hybridation originaire,
la différenciant ainsi du monde objectif des choses.
Riccardo Pineri
32
eiao
une île entre le ciel et l’eau…
1
Rappel de ce qu’en dit Ralph Linton2 : Le seul mouillage
est Vaituha3. Quelques petites vallées peu profondes le long de
la côte mais surtout un littoral de hautes falaises. L’intérieur
est un plateau couvert d’herbes et de bosquets ouverts de hau
(Hibiscus tiliaceus) et de mi’o (Thespesia populnea). Il y a peu
de points d’eau et un ou deux petits torrents qui disparaissent
à la saison sèche. Précipitations moindres que sur aucune autre
île de l’archipel. île faiblement habitée au début de l’époque
historique. Population quasiment détruite par la variole
(années 1860), et les survivants se réfugièrent à Nuku Hiva4. Il
y avait apparemment un petit village à Vaituha et un autre à
l’intérieur.
Lames d’herminettes brisées, déchets et éclats se trouvent
sur tout le plateau et des ateliers étendus au sud de l’île. Le sol
1
D’après un texte écrit à la suite d’une mission écologique pluridisciplinaire, en
mars 2007, coordonnée par la Direction de l’Environnement de Tahiti, en vue de
l’élaboration d’un plan de gestion des sites naturels protégés des îles de Mohotani, Eiao et Hatutaa, aux Marquises.
2
« Archaeology of the Marquesas islands », Bernice Pauahi Bishop Museum, bull.
23. Honolulu, Hawaii. Published by the Museum, 1925.
3
Voir la carte de Eiao
4
Voir la carte de l’archipel.
ne contient pas ou peu de roche et le matériau de taille fut
apporté d’une distance considérable. Les carrières ne furent
pas trouvées, sans doute dans le lit des torrents des vallées et
sur falaises extérieures. On ne trouva pas de site d’habitation
dans le proche voisinage des ateliers qui se situent systématiquement loin de l’eau. On ne trouva pas de polissoirs sur Eiao
et une seule lame d’herminette portant des traces d’émeulage
fut trouvée. D’où conclusion : la plupart des lames fabriquées
étaient exportées non polies et terminées ailleurs. Selon déchets
et lames brisées, une prépondérance pour les formes petites et
fines, pour la sculpture.
Selon les informateurs de Nuku Hiva, la tribu de Eiao était
un “rejet” d’une des tribu de Nuku Hiva et les lames étaient
d’abord apportées à Nuku Hiva et de là échangées sur les
autres îles. Il semble probable que la pierre supérieure de Eiao
était préférée pour les formes fines tandis que les autres types
de lames plus grandes et grossières étaient faites dans le matériau local de chaque île.
considérations générales
L’île de Eiao, aujourd’hui inhabitée, est située au nord des
Marquises, le Henua ‘Enana ou Fenua ‘Enata selon les parlers
nord ou sud de l’archipel. Elle se tient à 100 km au nord-nordouest de la grande île de Nuku Hiva ; au nord-est, 8 km la séparent de Hatutaa (Hatuta’a ou Hatutu) et il y a près de 20 km
entre cette dernière et Motu One, encore plus au nord-est. Si
Motu One est visible de la côte est et nord de Eiao, il l’est
encore plus de Hatutaa et attire inévitablement le regard. Motu
One est un îlot de sable clair qui ne dépasse de l’océan que de
quelques mètres et qui ne porte aucune végétation. Cet îlot, s’il
pouvait sans doute servir de lieu de pêche, est très particulier
aux Marquises. En effet, dans cet archipel où les îles et îlots, se
présentent comme des masses rocheuses, des pics, des rochers
34
Carte d’ Eiao par Fred Jacq (extrait : Butaud & Jacq, 2007),
fond cartographique du SAU
volcaniques dressés, déchiquetés et sombres, il est curieux et
même étonnamment étrange de distinguer, au loin, sur le bleu
de l’océan, la tache lumineuse, le disque blanc-jaune clair de
Motu One. Son très faible relief n’est en effet pas discernable à
de telles distances. Dans cet univers de roches dressées, le
regard a peine à y croire et on cligne des yeux pour le mieux
voir. Comment l’interpréter ? Si l’on vient des Tuamotu cela
n’étonne guère, si l’on ne connaît pas ces îles de sable blond et
de corail blanc, on en reste saisi et même ébloui, la surprise est
totale et il est certain que les anciens devaient attribuer à ce
disque clair, qui apparaît en fait de loin comme une lumière tant
au-dessous qu’au raz des flots, une origine et un rôle très particuliers.
Ce qui est observable sur Mohotani5 s’applique en grande
partie à l’île d’Eiao (île « annexe », lieu spécialisé, distance et
accès à partir d’autres îles « principales », habitat permanent ou
temporaire, érosion des sols…). Si Mohotani devait avoir des
relations privilégiées avec sa grande voisine Hiva Oa, Eiao
devait, de même, avoir des relations semblables avec sa grande
voisine Nuku Hiva. La seule différence, si l’on peut dire, tient
essentiellement à la distance entre ces deux îles et à la dimension et la richesse de Eiao. De 13 km de long sur 7 de large
avec une superficie de 39,2 km2, Eiao était bien plus riche que
Mohotani (12,8 km2) et notamment en eau douce, elle pouvait
probablement abriter une plus grande population que Mohotani.
La distance importante, de 100 km, devait également favoriser
une implantation durable ou des séjours de plus longue durée
que sur Mohotani. Est-ce que Eiao entretenait également des
relations avec les deux autres îles du groupe nord des Marquises,
5
Ile actuellement inhabitée du groupe sud (cf. rapport non publié de P. Ottino :
Mohotani, mission pluridisciplinaire coordonnée par la Direction de l’Environnement de Polynésie française, rapport archéologique, 8 mars 2007).
36
N°330 • Décembre 2013
Ua Huka et Ua Pou, comme Mohotani avec Tahuata et Fatu
Hiva ? Là encore, la distance pouvait constituer un handicap
supplémentaire, 150 km la sépare de Ua Huka et plus de 160 de
Ua Pou, alors qu’il n’y a que 22 km entre Mohotani et Tahuata
et moins de 50 km pour Fatu Hiva ; les différences sont de taille
et l’on peut se demander si, comme aujourd’hui, Eiao ne dépendait pas préférentiellement de la seule Nuku Hiva ? Ce qui est
certain c’est que des pirogues partant de Ua Huka ou Ua Pou
pour Eiao devaient être repérées facilement de Nuku Hiva et une
escale à Nuku Hiva était peut-être appréciée, nécessaire ou obligatoire ? Si les îles du sud de l’archipel sont bien plus éloignées,
il n’est pas impossible que des groupes aient pu également en
provenir, tant la qualité de la roche de Eiao était réputée.
En effet, l’intérêt de Eiao, outre ses richesses en ressources
littorales et marines, la probable profusion d’oiseaux, voir ses
ressources en arbres intéressants6, réside sans aucun doute dans
la qualité de ses roches qui convenait parfaitement au débitage
et au façonnage de très nombreuses lames d’herminettes (entre
autres outils). Les ateliers y sont très nombreux et bien connus
depuis longtemps, des Marquisiens eux-mêmes, puis aussi des
militaires qui ont séjourné sur l’île un moment en 1972-73,
ainsi que des navigateurs de toutes nationalités qui y mouillent
plus ou moins légalement et des visiteurs occasionnels qui y
séjournent un ou plusieurs jours. Sur Eiao, il est impossible de
ne pas voir les ateliers de taille. Non seulement ils sont très
nombreux mais le manque de végétation par endroits et l’érosion, parfois très forte, les rend particulièrement apparents.
Même sous un couvert de hau (purau, Hibiscus tiliaceus) relativement bas mais suffisamment ouvert pour que l’on y circule
facilement, les éclats sont visibles à même le sol, des ébauches
6
dont il ne reste hélas plus grand chose depuis l’introduction d’un cheptel de
bovins puis d’ovins à la fin du 19e siècle.
37
de lames sont presque partout présentes et les ateliers s’étalent
sur plusieurs mètres carrés, plusieurs dizaines, voir parfois plusieurs centaines de mètres carrés. La couche d’éclats peut également être épaisse de plusieurs centimètres. Outre ces ateliers,
des aménagements lithiques sont également visibles : alignements, pavages, paepae7…
L’île est bien trop vaste pour s’en faire une idée en
quelques jours et ce que j’y ai vu est encore bien plus partiel
que ce que j’ai repéré sur Mohotani, proportionnellement à la
surface de l’île. Heureusement, après les travaux de Ralph Linton en 1925, ceux de Jean-Louis Tamatoa Candelot8 en 1973 et
de Michel Charleux en 19879 ont fortement contribué à l’archéologie de cette île extrême de l’archipel marquisien, ainsi
que la courte mission effectuée par Barry Rolett10 en 1998, et
l’étude des lames et ébauches d’herminettes de Bertrand Gérard
en 197611.
7
8
9
plate-forme lithique d’habitation.
Candelot J.-L. 1980 : « Contribution à la prospection archéologique des îles Marquises : l’île d’Eiao ». Journal de la Société des Océanistes n°66-67, tome 36, p.105121.
Charleux M. 1988 : « Archaeological survey on Eiao, marquesas islands, French
Polynesia », conférence du 24 mars à l’Australian National University, à l’invitation
de la Canberra Archaeological Society Inc. Charleux M. et al. : Rapports inédits à
la suite de la dernière mission pluridisciplinaire DIREN/PF de mars 2007 et mars
2008.
10
Rolett B.V. 2001: « Redécouverte de la carrière préhistorique de Eiao ». Bulletin
de la Société des Etudes Océaniennes « Papatumu », n°289/290/291.
11
Gérard B. 1976 : l’outillage sur éclats d’Eiao, îles Marquises. Journal de la Société
des Océanistes n°50.
38
Carte des Marquises par Laurence Billault de l’UMR PALOC/IRD
Photo : Pierre Ottino
arrivée à Vaituha et montée sur le plateau
Après être arrivés sur Eiao grâce à un thonier de Tahiti, le
débarquement s’est effectué dans la baie de Vaituha, qui constitue le mouillage le plus sûr de l’île et le point de débarquement
le plus facile. L’avantage de Vaituha est également de disposer
d’une cascade qui charrie l’eau infiltrée du plateau et l’écoule
jusqu’à la mer. Des cocotiers et arbres à pain sont donc également présents, sans parler d’autres espèces introduites ultérieurement dont des orangers. L’implantation humaine ancienne
s’est faite le long du littoral en arrière de la grève de sable ou
de galets et aussi plus en hauteur sur une petite éminence épargnée par le creusement du torrent. C’est à partir de cette éminence que s’effectue la montée vers le plateau. En dehors du
chemin empierré aménagé à la fin du 19e et début 20e, quelques
pavages et paepae s’échelonnent sur cette montée, infestées de
puke (Acacia farnesiana).
A l’arrivée sur le plateau, donc du côté ouest de l’île, peu
d’aménagements lithiques sont visibles mais quelques éclats,
avec parfois des surfaces de combustions apparaissent sur un
sol très érodé de couleur marron-rouge, la végétation a, par
endroits et sur de très grandes superficies, entièrement disparue.
En poursuivant vers l’est, le plateau descend quelque peu vers
un lit de ruissellement qui a mis à nu la roche sous-jacente et
dans les creux de laquelle subsiste encore de l’eau. Ce type de
lit, en entamant le sol du plateau jusqu’à mettre à nu le substrat
rocheux, a sans doute mis au jour des filons de roche appropriée
pour la taille d’outils et facilité leur découverte comme leur
extraction par les anciens Marquisiens. De telles « carrières »
peuvent en partie expliquer la localisation des nombreux ateliers sur le plateau même, sans qu’il soit besoin d’apporter la
roche à débiter sur de trop longues distances et la remonter systématiquement du bord de mer, comme il a été dit. Barry Rolett
et son équipe ont ainsi découvert une carrière en 1998, sur ce
40
N°330 • Décembre 2013
plateau et dans un lit de ruissellement justement. Il ne s’agit pas
bien sûr de « la carrière » d’Eiao, comme il a été écrit, mais
d’une et d’un type de carrière, caractéristique de l’île.
En ce qui concerne les vestiges de constructions lithiques,
la même réflexion qui fut faite à Mohotani vient ici encore à
l’esprit. Par endroits, la présence de blocs mène à penser que
l’on est en présence d’anciens vestiges, dont l’organisation est
hélas impossible à reconstituer car le substrat sur lequel reposaient ces anciennes structures a été entièrement sapé par l’érosion, parfois sur 5 cm seulement mais ailleurs sur au moins 1m,
voir bien plus ! Les blocs des constructions (souvent des
pavages ou plates-formes à une seule assise de pierres) se sont
alors retrouvés dispersés sur de longues distances, empêchant à
jamais toute reconstitution de la forme des anciens édifices. En
se basant sur cette constatation et une rapide observation au
long du cheminement suivi d’ouest en est, il apparaît donc que
cette partie ouest du plateau (du moins à partir de la montée audessus de Vaituha), jusqu’à ce lit de ruissellement qui s’écoule
en direction du sud, jusqu’à la petite vallée de Opituha, comportait au moins quelques aménagements de types pavages et
paepae. Ceux-ci sont également présents lorsque l’on remonte
plus vers l’est, après ce lit. Le lit et son eau, même temporaire,
ont certainement influencé la localisation de ces aménagements.
Actuellement l’eau y est très réduite mais, là encore, on peut se
demander s’il en était ainsi à une époque antérieure (plus
humide ?) et si l’introduction du bétail, en provoquant une diminution de la végétation puis sa destruction et l’érosion des sols,
n’est pas responsable (en grande partie) de cet appauvrissement
en eau courante sur le plateau. A quelques mètres de ce lit, côté
rive gauche, une grosse racine d’un pu’atea (Pisonia grandis)
encore droit et bien vert, coure parallèle au sol… à 1m au-dessus
de celui-ci ! Des traces de constructions sont encore visibles sur
plus d’une centaine de mètres au moins mais l’érosion en a
41
gommé le plus grand nombre. Plus loin, les traces d’anciennes
implantations disparaissent complètement, ni pavages, ni éclats
à la surface des sols, même dans des coins qui ne semblent pas
avoir été trop érodés.
Ce n’est que bien plus loin, en arrivant près de la crête et
sur celle-ci, en limite de falaise côté est, que les éclats et les
aménagements apparaissent de nouveau. Là, ils sont particulièrement nombreux et semblent s’échelonner tout au long de cette
crête orientale. Les ateliers y sont légions, les constructions
moins nombreuses ; les moins « élaborées » sont souvent associées aux ateliers de taille et même font partie de ces ateliers, ce
sont des pavages, des alignements qui limitaient des abris, de
différentes dimensions, il s’agissait parfois de véritable ha’e
(fare, case) de dimensions honorables. Mais le pourtour et l’organisation de ces aménagements sont très incertains et il est très
difficile d’en établir un plan : pavage partiel, alignements délimitant un petit abri temporaire ? Abri avec atelier tout contre ou
dans l’abri lui-même… Les ateliers sont souvent à même le sol
de terre, mais aussi à même les pavages. Certains pavages ont
été nettoyés de leurs nappes d’éclats, mais les interstices entre
les pavés en ont alors conservé la trace, avec notamment les
plus petits éclats et les esquilles, qui n’ont pu être enlevés. Des
nappes d’éclats évacuées ont également été étalées sur le sol
afin d’égaliser le terrain, remblayer une partie en déclive et augmenter la surface utilisable et construite. Sur une avancée de
terrain, en bordure de falaise, un pavage a ainsi été établi sur
une nappe de déblais d’éclats, bien visible sur un côté éboulé de
la structure, car les murs de soutènement ont chu dans le vide.
Cette nappe y est alors épaisse de plus de 20 cm sur ce bord.
Si l’on trouve des aménagements en terrains plats, les éminences, en bordure de falaise, ont attiré les Marquisiens qui y
ont presque systématiquement bâti des structures, des paepae à
42
N°330 • Décembre 2013
même le sol et habituellement bas. Un beau site, sans doute un
me’ae (site religieux) a été construit sur une telle élévation en
limite de falaise orientale ; son plan est complexe et quasiment
aucun éclat n’y a été observé. L’autre éminence à quelques
mètres à côté est couverte d’un pavage qui, lui, comporte des
éclats de façonnage d’outils. Si bien d’autres sites et ateliers
sont présents en allant plus au nord et plus au sud, dans les
zones entièrement découvertes, comme aussi sous les couverts
de hau, il semble assuré que le long de cette crête, les sites dont
de nombreux ateliers de taille sont abondants. Malgré le soleil,
le vent rafraîchit l’atmosphère et rend l’emplacement fort agréable. Le seul inconvénient est l’absence d’eau qu’il fallait apporter de plus ou moins loin, sans que cela soit obligatoirement un
handicap. Des sources ou points d’eau existent-ils dans les environs, à un ou plusieurs endroits de ce plateau, ou juste en
contrebas de celui-ci, le long des parois rocheuses ? En dehors
de cette eau, l’emplacement est donc fort agréable, par le vent
bienfaisant mais également par la vue panoramique dont on dispose sur toutes les falaises et la côte en contrebas et, bien sûr,
l’océan jusqu’à son horizon oriental. Il est impressionnant de
savoir que l’on se trouve à une extrémité de cet univers connu
et familier et que, face à soi, il n’y a que l’océan, à perte de vue,
sur… plus de 5000 km avant les côtes amérindiennes ! D’une
façon ou d’une autre, les anciens Marquisiens en étaient probablement conscients !
Du sommet de cette falaise, en arc de cercle car on se
trouve sur les limites d’une caldeira effondrée dans les eaux, le
regard se porte au loin, vers l’est, mais également vers le bas et
le centre de ce vaste amphithéâtre car, passé les falaises sommitales abruptes, le versant encore raide présente un pendage qui
s’adoucit progressivement vers le bas ; la forme générale de
cette côte et la direction des pentes mènent inexorablement en
bas et au centre de cet amphithéâtre, et d’autant plus que là,
43
précisément, un îlot attire et concentre le regard : Motu‘u
(appelé ultérieurement Motu Tapu -îlot tabou-) est en effet
niché juste au centre de cet arc de cercle. C’est la seule formation qui se détache de ce rivage en avançant vers l’océan en
direction de l’est et, qui plus est, se trouve relié à ce rivage par
une mince et courte péninsule formée par une double plage de
sable. Celle-ci, de 40 m de long sur 8 de large, ne dépasse des
eaux que d’un mètre environ. Cette plage est en outre, comme
le motu lui-même, de couleur blanche qui tranche particulièrement à côté des falaises et des pentes sombres de Eiao. Formé
de sable corallien et coquillier consolidé, le motu dépasse de
plus d’une dizaine de mètres l’océan. Le pendage des strates de
sable concrétionné est bien visible sur son côté ouest en direction de la « grande terre », s’agit-il d’un vestige de dune, qui
devait autrefois être alors très impressionnante si ce n’est gigantesque, ou d’une partie de plage rehaussée ? Quel est le phénomène qui explique sa formation et sa présence ? C’est
probablement le même qui est à l’origine de la formation de
Hatuana à Ua Huka, en bien des points similaire à Motu’u, tant
géomorphologiquement que, sans doute, symboliquement.
descente vers motu’u
En descendant du sommet des falaises vers le littoral, on ne
peut qu’être instinctivement attiré par Motu’u, et la descente
(pas toujours commode) y mène naturellement. Le point de
départ de cette descente s’est fait au plus près, c’est-à-dire juste
en face du motu, dans son axe exact. A cet endroit du plateau,
un site a été aménagé en bord de falaise, sur une surface naturellement plane qui fut cependant quelque peu améliorée par un
alignement de retenue côté ouest et un léger aplanissement côté
sud. Un paepae avec ses différentes parties caractéristiques
(pavage avant, pavage arrière et intérieur, partie non pavée pour
la couchage), a été construit sur une seule assise, de façon à
s’appuyer sur la montée couverte de gros blocs côté sud et offrir
44
N°330 • Décembre 2013
aux alizés son petit côté gauche seulement. Devant, un grand
espace formait une sorte de cour ouverte, quelques éclats parsèment le sol. La limite de cette cour est la limite même du plateau, formée de roches régulières, sur lesquelles on peut
s’asseoir et laisser ses jambes pendre dans le vide vers l’est.
Cette bordure sommitale, n’est pas ici une haute falaise, car la
roche plus dure a permis la sauvegarde d’une pente rocheuse
moins abrupte qu’ailleurs et sur laquelle ont pu se développer
deux bosquets de tumu toa (filao, aito, Casuarina equisetifolia)
qui s’allongent vers le bas de pente. C’est par celui le plus au
sud que nous avons entamé la descente et c’est par celui de
gauche que nous sommes remontés, afin de prendre 2 chemins
différents et voir si cela « pouvait passer ». Ce qui fut le cas,
même si ce ne fut pas toujours des plus commode. Il est certain
que d’autres accès sont possibles et que certains d’entre eux
devaient être parcourus assez facilement avec la simple habitude, la multiplicité des allers-retours, voire quelques aménagements pour faciliter les passages les moins aisés. Malgré les
apparences, descendre à la mer et remonter sur le plateau ne
représentait pas franchement de difficultés majeures pour des
personnes accoutumées à une vie et au relief marquisiens. La
présence de nombreux coquillages sur certains sites du plateau
en atteste.
La descente vers la côte permet de franchir, et de s’accrocher à, de nombreux affleurements rocheux (couches ou dykes)
qui présentent des roches à débit prismatique et à grain fin, avec
quelques rares cristaux brillants, de composition et de couleur
différentes, dont certaines (et même beaucoup) semblent parfaitement adéquates à un débitage et un façonnage de qualité. Il y
a là une profusion de roches saines, cassantes, très accessibles
et dont l’extraction est facile car les couches ou dykes affleurent
ici le long des abrupts et des pentes raides. Ces filons de roche,
souvent limités en épaisseur (80 à 150 cm), alternent avec
45
d’autres couches éruptives de matériaux plus hétérogènes, ce
qui facilite l’érosion naturelle des parties les plus fragiles et, par
la même occasion, le dégagement de ces filons plus durs et
homogènes. Si tel n’était pas le cas, l’alternance rend plus facile
le creusement des couches plus « tendres » pour extraire les
roches saines qui se débitent naturellement en prismes de
dimensions et sections différentes, correspondant à la dimension et au type d’outils que l’on voulait y façonner. Ces filons
sont déjà présents dans le premier quart, ou tiers supérieur, parcouru lors de cette descente. Les abrupts et le profil de ce premier tiers ne rendaient pas confortable des travaux de
façonnage sur place. Restaient alors deux solutions : soit descendre les blocs de matière première jusqu’au littoral, ce qui est
pas aussi facile que l’on imagine étant donné la distance et l’irrégularité du terrain (surtout plus bas où la pente est en partie
formée d’éboulis pas toujours stabilisés). Cette descente n’était
pas non plus très utile, puisque d’autres filons ou blocs de
matières premières y existent également. Ainsi, dans la partie
haute de cette descente, il était plus facile de remonter les blocs
de matière première sur le plateau, plutôt que de les descendre
sur ces pentes raides, sèches, rocheuses et caillouteuses.
Plus bas la pente est couverte de blocs d’éboulis et présente
donc un profil moins raide, parmi les blocs certains de grandes
dimensions et provenant de filons intéressants pouvaient être
fragmentés pour en prélever des morceaux plus transportables ;
des affleurements rocheux y sont également apparents, un long
dyke, quasi vertical, a ainsi été décapé naturellement tout au
long de la pente par un ruissellement, quelques petites vasques
contiennent encore de l’eau des dernières pluies. La végétation
est toujours rare, absente ou sèche, mais quelques touffes de tou
(Cordia subcordata) et mi’o (Thespesia populnea) suivent les
talwegs et s’accrochent en quelques endroits plus plans ou plus
humides, de rares pandanus sont encore présents et clairsemés,
46
N°330 • Décembre 2013
un cocotier se dresse isolé et, plus loin au nord, un vallon en
abrite une bonne quantité et mériterait sans doute d’être
exploré. Dans la partie centrale de cet amphithéâtre, le versant
conserve une pente assez forte tout au long de la descente. Ce
n’est que vers le littoral qu’elle s’adoucit, et particulièrement en
face de Motu’u où la pente dessine un triangle dégagé et régulier, dont l’extrémité ouest pointe vers le motu et quasiment
jusqu’à lui. Ce vaste triangle de plus de 56m de large (nord-sud)
sur 138 m de long (est-ouest) fut conservé dans la pente d’éboulis car il n’y a pas, à cet endroit, de lits de ruissellements assez
importants pour le creuser. Par contre, de part et d’autre, les
côtés de ce triangle furent vigoureusement incisés par le creusement de deux lits torrentiels qui, suivant la pente générale de
l’amphithéâtre, se rapprochent l’un de l’autre en direction du
centre et donc de Motu’u. Ces talwegs ne se rejoignent cependant pas mais aboutissent au rivage, de part et d’autre de la
plage formant l’isthme reliant Motu’u à la grande île. La pointe
du triangle s’avance donc juste dans l’axe de Motu’u et permet
d’accéder à la plage, plusieurs mètres en contrebas, puis au
motu lui-même. Cette vaste pente face à Motu’u est à l’abri des
éboulis de pente, bien plus en arrière côté ouest, et également
des crues torrentielles qui, par contre, ont creusés très profondément les deux talwegs car, de par leur situation, ils drainent
la majeure partie des eaux de ruissellements.
un village des artisans ?
Cette pente triangulaire, relativement douce, est entièrement couverte d’éclats de débitage et de façonnage, avec une
très forte concentration sur plusieurs centimètres d’épaisseur
dans les premiers 50 m à partir du rivage. Les vestiges coquilliers (porcelaines, turbos, purpura, chitons, cônes…) y sont également nombreux, des percuteurs de différentes dimensions
(habituellement de simples galets, souvent allongés, parfois de
section ovale aplatie) se rencontrent communément, des blocs
47
présentent des surfaces d’émeulage, plutôt circulaires et peu
profondes. De nombreux alignements et des pavages sont également conservés, sans doute pour des ateliers, des abris, voir
des habitations de 5m de long en moyenne ; la plus grande
repérée fait 14m de long, avec un pavage avant de 2,20m et une
partie arrière, où se tenait l’habitation, large de 3m. Les niveaux
arrières de ces abris ou habitations étaient rehaussés de 20 à
40cm et parfois bordés, en façade, de longues dalles de grès de
plage, mises sur chant. Les pavages comportaient également de
nombreux galets de plage. Il s’agit en fait d’un très vaste atelier
et bien plus, d’un véritable village d’artisans spécialisés dans la
taille des pierres et notamment le façonnage de lames d’herminettes, même si d’autres outils étaient également taillés (perçoirs, tranchoirs…). Les abris s’adossaient à la pente et
s’ouvraient vers le bas et le rivage, vers Motu’u et vers l’est. La
densité d’éclats et d’ébauches d’outils est faramineuse… Sur les
bords de ce vaste espace triangulaire, la rive des talwegs est parfois effondrée et la nappe d’éclats suit l’effondrement du terrain.
Les roches débitées, d’origine filonienne (même si certains
galets ont pu être débités), sont de grain différent (habituellement très fin mais parfois un peu granuleux) et de couleur
variée (grise foncée ou claire, presque bleutée parfois, mais
aussi noire avec des nuances plus ou moins sombres et denses),
comme sur les ateliers du plateau ; il y a également, en bien
plus faible quantité, une roche de couleur ocre (marron-oranger)
et une autre plus lie-de-vin, que l’on retrouve également dans
les ateliers du plateau. La roche particulièrement appréciée
d’Eiao, ne provient donc pas d’un seul filon, loin de là ! Si leur
composition physico-chimique n’est pas la même, de nombreuses roches présentent des propriétés similaires particulièrement recherchées car idéales pour le façonnage de divers outils
et notamment des lames d’herminettes. De grosses ébauches de
lames sont présentes, mais la finesse du grain de la roche d’Eiao
48
Photo : Pierre Ottino
se prête admirablement bien au façonnage de petites lames (de
8 à 12 cm), qui nécessitent des enlèvements plats ou allongés,
fins et précis, que seules une bonne technique et une belle
matière autorisent. Les lames de section trapézoïdale et rectangulaire (souvent aplatie) ou triangulaire sont très nombreuses.
La finesse du grain permet de façonner des poinçons très allongés avec une pointe fine de section triangulaire. Si la plupart
des lames ne sont pas terminées car il manque l’émeulage de la
partie distale, on trouve également des lames totalement finies
et polies, et encore plus de fragments de lames polies, car abandonnées après usage, usure et cassure.
Cet immense atelier, ce « village » spécialisé ne manquait
pas de matière première. La morphologie de l’île et spécialement cette partie orientale de Eiao, avec ses falaises sommitales
abordables (en certains endroits du moins), ses pentes couvertes
d’éboulis avec de grands blocs détachés et ayant roulé plus bas
et qui pouvaient être exploités, permettaient un accès aisé à une
quantité de filons et de matières premières qui étaient autant de
carrières à ciel ouvert. Cette partie orientale, en direction du
cratère initial, étant la plus haute de l’île, l’effondrement de la
caldeira y a mis au jour un nombre beaucoup plus important
d’épanchements magmatiques que partout ailleurs sur Eiao. Si
de nombreux affleurements étaient sans doute également accessibles en bien d’autres endroits du pourtour de Eiao et également en certains points du plateau, car c’est toute l’île qui était
une immense carrière, ils devaient être moins fréquents ou
moins faciles d’accès qu’ici. En fait, il semble que cette côte
orientale, et notamment la partie centrée devant Motu’u, devait
constituer une des zones d’extraction principale de l’île, caractérisée par une grande variété de bonnes roches filoniennes.
L’avantage de cet emplacement, en dehors de la présence à l’air
libre de roches appropriées, consistait également en son accessibilité. Celle-ci se faisait à partir du plateau et nous avons vu
50
N°330 • Décembre 2013
que, selon l’altitude du filon, il était plus facile de remonter la
matière première que de la descendre jusqu’en bas. Peut-on
envisager un système de relais pour remonter les fragments de
roches (comme cela semblait se faire aux Marquises pour
remonter les gros galets de plage afin de paver certaines structures à l’intérieur des terres), voir des paniers et des cordes qui,
en certains endroits auraient permis de ne pas s’encombrer inutilement et d’épargner des détours pour contourner des abrupts
trop verticaux ? La présence de très nombreux ateliers de taille
sur la partie orientale du plateau peut également traduire cet
apport important de matière première à partir de cette côte.
Si l’accès se faisait par le haut, il pouvait également se faire
à partir de l’océan. Cette côte orientale, comme beaucoup d’autres aux Marquises, est faite de falaises hautes et verticales, battues par les alizés, la houle et les vagues en provenance de
l’est ; elle n’est donc guère abordable, si ce n’est périlleuse. Ici,
seule la partie centrale du littoral ne comporte pas de hautes
falaises mais elle est constituée de gros rochers déchiquetés…
qui ne facilitent guère plus un atterrage commode ! Un seul
endroit fait exception : Motu’u et, plus précisément, l’une ou
l’autre plage de l’isthme abrité par ce motu très particulier, dont
la présence, la forme et la couleur était un point de repère
remarquable et inespéré. La double plage de sable blond (la
seule de toute l’île), représentait l’unique point de débarquement et à un endroit qui ne pouvait être mieux situé. Les
pirogues touchaient terre sur une plage en pente douce et abritée
par le motu (celle côté sud est la plus commode), elles pouvaient alors être tirées au sec, le réembarquement se faisait aussi
facilement, avec sans doute un chargement important de lames
d’herminettes, précieuses denrées d’échanges au sein de la tribu
restée sur l’île principale, ou avec d’autres tribus et d’autres îles
de l’archipel, voire bien au delà (comme l’atteste la présence de
lames d’Eiao à Moorea et Mangareva – à 1600 ou 1800 km de
51
Eiao –, sans parler d’autres lames ailleurs, dont la roche et la
provenance ne sont pas précisément identifiées).
Si des habitants, qu’ils soient permanents ou résidents temporaires de Eiao, pouvaient venir se procurer ici de la roche
pour la rapporter en pirogue à Vaituha par exemple ou ailleurs
sur l’île, la présence de cet immense atelier, voire de ce village
de « maîtres en débitage de toki kea » (lames d’herminettes en
pierre) mène à se demander si un groupe permanent ne travaillait pas ici, dans l’attente des pirogues en provenance de Nuku
Hiva ou d’autres îles, qui y accostaient directement afin de se
procurer une panoplie de lames, sans forcément s’attarder plus
que le temps nécessaire aux salutations, présentations, échanges
et tractations d’usage… A l’inverse, ce village pouvait également représenter un campement provisoire occupé préférentiellement par des spécialistes originaires d’autres îles, qui venaient
s’installer ici dans le but unique de tailler des outils de pierre.
Après le temps nécessaire pour constituer des stocks jugés suffisants, le groupe repartait avec sa précieuse cargaison, sur son
île d’origine. Ces « résidents temporaires » se contentaient-ils
de rester dans ce village-campement ? Quelles étaient leurs relations avec les autres habitants de Eiao ? Selon Linton, ces habitants, les Tuametaki, provenaient d’un groupe originaire d’une
des tribus de Nuku Hiva ; ses membres restaient-ils en permanence sur l’île ou effectuaient-ils des retours sur Nuku Hiva ?
Si l’on en juge par certains Marquisiens qui n’hésitent pas à
partir un temps s’installer ailleurs et voyager entre divers îles et
pays, les mouvements de population pouvaient être plus fréquents qu’on ne le pense et notamment selon la profession ou
spécialité des uns et des autres, également selon les classes
d’âge, les périodes de l’année ou de la vie des individus…
Reste à savoir également si les lames d’herminettes retrouvées à Mangareva (par exemple) étaient acheminées directement
52
N°330 • Décembre 2013
de Eiao, ou par l’intermédiaire d’autres îles, de personnes et
d’échanges multiples. Quelle était l’aire de diffusion de ces
lames (et de bien d’autres créations, qu’elles soient matérielles
ou immatérielles) ? Comment se faisait cette diffusion, par
quels intermédiaires ? Quoi qu’il en soit, cette diffusion dénotait
sans doute une connaissance géographique très étendue ou, du
moins, la reconnaissance et la réputation de l’île de Eiao au travers de ce qu’elle représentait, notamment par ses lames d’herminettes et la qualité de la roche dans laquelle elles étaient
taillées. Cette diffusion, qui assurait la renommée d’Eiao largement au-delà des limites de l’archipel marquisien, dessinait probablement les contours d’une vaste sphère qui pourrait
correspondre à ce que les archéologues appellent « Polynésie
centrale ». Au sein de celle-ci, par sa position extrême et septentrionale, Eiao en était déjà une terre lointaine. A la marge du
monde connu et familier, Eiao pouvait-elle représenter une
limite, un seuil au-delà duquel les voyages étaient d’un tout
autre ordre, car mettant en scène des terres bien plus lointaines,
extra-ordinaires et quasi mythiques ? Des terres dont l’existence
glissera progressivement vers le domaine du souvenir qui, luimême, se perpétuera encore longtemps par les traditions orales
et les légendes, comme par exemple celles recueillies à Hiva
Oa, par F. Christian12 en 1895, ou K. von den Steinen13 en 1897,
qui rapportent entre autres, pour l’un l’itinéraire suivi par les premiers Marquisiens pour atteindre ce qui deviendra leur nouveau
Fenua – terre patrie – ou l’autre celui suivi pour aller chercher
12
Christian Frederick William Rvd. 1910 : Eastern Pacific Lands ; Tahiti and the Marquesas Islands. Londres, Robert Scott.
13
Steinen K. von den, 1925-28 : Die Marquesaner und ihre Kunst. Studien über die
Entwicklung primitiver Südseeornamentik nach eigenen Reiseergebnissen und
dem Material der Museen. Vol 1, Tatauierung,1925; vol 2, Plastik, 1925; vol 3, Die
Sammlungen, 1928. Berlin, Reimer. (Mqses: 1897-98). Réedition: Hacker Art
Books, New York,1969.
53
les plumes rouges du manu kua à Rarotonga14. Itinéraires qui,
tous deux, passaient par l’île de Eiao ! Apparaît-elle également
dans des légendes évoquant les îles Hawaii ? Ce souvenir, ces
légendes pourraient ainsi dessiner d’autres sphères ou aires
polynésiennes, une aire plus occidentale avec les Cook, et aussi
Fiji ? Une autre plus septentrionale avec les Hawaii ? et les îles
de la Ligne ?
motu’u
Motu’u est donc un îlot de sable concrétionné, de couleur
blanche-jaune. En fait, il s’agirait plutôt d’un « presqu’îlot »
puisqu’il est rattaché à la grande terre de Eiao par un isthme
court, formé d’une langue de sable. Côté nord, la plage et le
proche littoral comporte quelques blocs basaltiques qui obligent
à plus d’attention pour accoster à marée basse. Côté sud l’accès
est plus dégagé. La plage y est également plus abritée, et dessine une petite anse en continuité parfaite avec la courte plage
de sable côté Eiao. Du côté nord par contre, le sable de l’isthme
fait place à de gros galets sur la grève de Eiao. Le motu, surélevé de plus de 10m par rapport au niveau de la mer, possède
un pourtour abrupt dû à l’abrasion marine. Un platier, ou plateforme, « trottoir », horizontal en borde la base au niveau de la
mer et n’émerge qu’à marée basse. Il présente une surface complètement déchiquetée et hérissée de pointes, qui sont dues à
une altération et semblent même le résultat d’une sorte de dissolution marine.
En suivant la plage, dès l’arrivée au pied du motu on se
heurte à une hauteur verticale mais qui se laisse monter facilement par la droite grâce à une pente moins forte et des éboulements non évacués par la mer. Sur la gauche, la mer frappe plus
14
Cf. rapport non publié de J-L. T. Candelot : Contribution à la mission environnementale de mars 2007 .
54
Photo : Pierre Ottino
directement la base du motu car le platier horizontal est absent
et cette face est plus directement attaquée par les vagues.
Celles-ci y ont même creusé une petite « grotte » peu profonde,
avec quelques galets roulés au fond. Sur la droite au contraire,
la base du motu est davantage préservée des vagues par la petite
anse et le platier, qui y est déjà présent. La plage de l’isthme se
poursuit donc légèrement sur la droite au pied du motu. Elle y
est donc protégée par une partie du platier qui, ici, est plus élevée que le reste du pourtour du motu qui, quant à lui, n’émerge
que de 50 à 80 cm du niveau des basses eaux. Ici, ce qui étonne
c’est que cette partie du platier est encore plus déchiquetée que
le reste et également plus élevée. Les pointes sommitales sont
au moins à 120 cm au-dessus du niveau des hautes eaux. Sa surface n’a rien d’horizontale et le terme même de surface est
trompeur. Pour y marcher, il faut tenter d’éviter au mieux les
pointes et tranchants déchiquetés du sable concrétionné, dans
les creux duquel se nichent les fameux mama, ou chitons, endémiques de Eiao, et quelques purpura persica.
Un autre trait étonnant est de voir, pris à la surface de ce
« platier » déchiqueté, des roches basaltiques d’un noir foncé qui
tranche avec la couleur blanche du grès de plage. Ces blocs ne
sont pas très gros, il y en a également de plus petits, avec aussi
des graviers et… quelques éclats lithiques avec une petite
ébauche de lame d’herminette de section triangulaire, le tout
concrétionné et pris dans le grès de plage. Il y avait à cet endroit,
lorsque la plage ou le platier était plus élevé, et de surface plus
homogène, un petit paepae ou un pavage sur lequel des outils
ont été taillés. En combien d’années a pu se faire la cimentation
du sable et des roches basaltiques apportées par les hommes ?
Cette structure formait la première du motu et était installée juste
contre sa base, à l’extrémité de la plage. La seconde structure,
également formée de pierres basaltiques, se trouve au-dessus du
motu, sur sa partie avant (ouest), qui est en pente vers Eiao.
56
N°330 • Décembre 2013
Elle est bien visible dès l’arrivée en passant sur l’isthme de
sable, car juste dans son axe, mais à 5m au-dessus, comme pour
mieux surveiller et marquer ce passage. Le pavage avant, de kiva
-gros galets- surtout, n’est préservé que sur 120 à 150 cm de largeur car le reste, en façade, a disparu avec l’effondrement d’une
partie du motu. Le niveau arrière est parementé d’un alignement
de dalles de papa tea (grès de plage) mises sur chant, long de 9m
environ. La partie arrière était peut-être pavée. Un crâne provenant sans doute de cette structure a été replacé un peu plus bas
dans la partie effondrée de cette petite « falaise ».
En revenant plus à droite pour grimper sur le motu, on passait inévitablement contre la première structure (dont il ne reste
que de rares vestiges cimentés), avant d’entamer la forte pente
qui mène plus en arrière et bien plus en hauteur que la
deuxième structure partiellement effondrée en façade. L’emplacement de cette dernière, qui devait se trouver tout au bord
ouest du motu (même avant son effondrement), ne semble
déterminé que dans le seul but de marquer visuellement le seuil
du motu, en étant vue de tous ceux regardant ou approchant
Motu’u, à partir de la « grande terre ». Une grande porcelaine
bossue – Cypraea mauritania – , préparée pour servir d’épluchoir à mei (fruit de l’arbre à pain) mais dont il manque encore
la perforation tranchante, était posée sur ce qui restait du pavage
avant. Sur le motu, la végétation est faite de tou (Cordia subcordata) assez bas, de papa moko (Polypodium phymatode), d’un
genre de pohue tai (Convolvulacées ?) et de mouku (Cypéracées) auquel s’ajoute un grand pu’atea (Pisonia grandis) dont
une grande partie du tronc est effondrée vers l’ouest (conséquence d’un vent particulièrement violent ?). En arrivant vers
le sommet, la végétation s’éclaircit, seule une herbe rase et
sèche s’accroche encore au sol de sable concrétionné qui se
délite en plaques d’épaisseur plus ou moins régulière. Une
grande partie du motu ne comporte aucune végétation, surtout
57
sur son pourtour. Un îlot de végétation arborée se limite à la
partie centrale de Motu’u, avec un décalage vers le sud-ouest,
c’est-à-dire vers la partie la plus basse et la plus abritée du
motu, celle par laquelle on y accède aujourd’hui ; ce qui devait
également être le cas auparavant.
Côté nord, des éclats de débitage son visibles à même le
sol, ils ne sont pas très nombreux mais se dispersent sur une
bonne étendue. Juste à côté d’un effondrement en forme d’entonnoir ouvert vers la mer, un ciste de 2 m sur 2,70 m est formé
de dalles de grès de plage (prélevées à la surface même du motu
et pas sur les plages en contrebas). Il est orienté vers la mer, au
nord, si l’on en juge par une dalle aujourd’hui renversée et qui
devait se trouver au centre du grand côté de ce ciste, adossé
donc vers la partie centrale et légèrement plus haute du motu.
Cette dalle taillée sur ses trois tranches (la quatrième étant cassée), porte sur sa face visible ce qui semble être sans trop d’incertitude, non pas un motif marquisien, ni une croix chrétienne,
mais une épée dont le pommeau et la garde sont bien marqués,
ainsi que la lame qui s’évase légèrement au contact de la garde.
L’extrémité de la lame doit se trouver sur la base brisée de la
dalle. L’épée est gravée longitudinalement à la surface de la
dalle mais décalée vers sa gauche. La dalle devait être dressée,
avec l’épée verticale et la pointe vers le bas. Les tracés sont
larges de 1 à 1,5 cm et profonds de 1 à 1,1 cm. Ils sont patinés
comme le sont les traces de piquetage pour régulariser les côtés
de la dalle. Celle-ci est épaisse de 20cm, large de 50cm et haute
de 125 cm auxquels il faut ajouter la partie brisée. Les autres
dalles qui bordent la structure sont bien moins épaisses, de 6 à
17 cm au grand maximum ; elles ne semblent pas porter de
pétroglyphes, bien que l’on soit tenté de vouloir en voir sur deux
d’entre elles. L’intérieur du ciste est au niveau du sol environnant et ne s’en distingue pas, si ce n’est par une légère dépression, de 5 à 10 cm de profondeur, autour de la dalle-tombale,
58
N°330 • Décembre 2013
mais qui n’est peut-être due qu’à un creusement « récent »,
comme l’est la cassure de la base de la dalle.
La quatrième structure de Motu’u (troisième sur sa surface
sommitale) est plus grande. Elle est implantée sur la partie est
du motu, à 40 m de sa falaise orientale, 20 m de sa bordure nord
et 50 m de son bord sud (mesures estimées). Cette structure
allongée nord-sud comporte deux parties accolées ; l’une est un
amas assez informe de dalles de papa tea, large de 3,30 m à
5,10 m sur 4 à 5,50 m. Ce tas est-il une accumulation en vue de
construire quelque chose ou, au contraire, les restes d’une structure démolie ? Il est accolé à une structure rectangulaire nettement mieux conservée, longue de 5,70 m et large de 3,20 m,
avec une dépression rectangulaire à angles arrondis de 1,80 m
sur 1,20 m15. La partie droite de la structure, quand on regarde
la mer vers l’est, conserve encore une petite plate-forme plus
élevée, une sorte de gradin rehaussé de 50 cm au moins par rapport au reste de la structure et en retrait de 90 cm par rapport à
la façade, haute de 45 cm. L’explosion d’une charge de TNT en
1973, à la surface du motu explique peut-être l’état des structures (J.-L. T. Candelot, communication personnelle).
Le long côté de cette structure, soit sa façade pour qui
regarde vers l’est, en tournant le dos au motu et à Eiao, est parementé de dalles mises sur chant, sur lesquelles d’autres dalles
ou des galets de basalte étaient placés horizontalement. Le côté
gauche semble disposé un peu de la même façon mais avec des
dalles sur chant moins grandes et moins hautes ; le côté droit est
entièrement éboulé ; quant au long côté arrière, côté océan, il
15
Des informateurs y auraient vu deux crânes, mais selon d’autres non. Quant à
moi je n’en ai pas vu, mais je n’ai pas tout observé minutieusement, car je voulais
déjà effectuer un relevé rapide et prendre le maximum de notes en un minimum de temps.
59
semble monté davantage avec des dalles mises à plat. En dehors
des dalles de sable concrétionné, qui constituent la grande
majorité des matériaux de construction et de remplissage avec
des fragments, des galets de basaltes sont également utilisés
dans de bien moindres proportions et sans qu’ils semblent obéir
à une disposition particulière. Devant cette longue structure qui
s’apparente à un ahu polynésien, et devait avoir un rôle de
me’ae funéraire ou sépulcral, le sol est pavé sur une superficie
de 6 m sur 6 environ, avec des dalles et des galets. Un alignement perpendiculaire à la structure principale et sur le côté droit
(sud), pouvait marquer un aménagement annexe, voir un abri de
type ha’e. La brousse rase mais couvrante, des arbrisseaux secs
et morts, et le temps passé sur le motu ne nous ont pas laissé le
temps de dégager et de mieux distinguer les contours des structures, ainsi que d’éventuels autres aménagements. Le bosquet
arboré du centre de l’îlot, de part sa densité, la chaleur et, de ma
part, le manque d’eau et une certaine fatigue, n’a pas été franchement prospecté… et d’autant plus qu’il fallait remonter pour
rejoindre le plateau avant la nuit.
La remontée s’est faite à travers l’atelier-village, pour
remonter plus au nord puis revenir vers mon point de départ sur
le site en bord de plateau et le bosquet de toa le plus au nord. Je
n’ai pas repris le même chemin afin d’élargir la prospection et
voir si cela pouvait également « passer » par un second point.
Après le village-atelier, je n’ai pas vu d’aménagements
construits, bien que quelques alignements puissent correspondre
à des constructions rapides et faites avec un soin très relatif. Des
affleurements rocheux sont toujours présents et certains d’une
belle roche pouvant convenir à la taille mais je n’ai pas repéré
de zones d’éclats ni de traces d’exploitation… qui ne sont d’ailleurs pas toujours faciles à identifier. Mais la zone est vaste et
d’autres affleurements existent tout au long de cette montée,
plus au nord également. Une prospection plus large révèlerait
60
N°330 • Décembre 2013
sans doute des carrières d’extractions. Le chemin emprunté
n’est pas des plus commodes et nécessite souvent l’utilisation
des deux mains pour se hisser. Il est plus direct que celui suivi
à la descente mais aussi plus difficile. Cependant, si j’ai pu passer à deux endroits différents, sans véritablement chercher et
étudier ces cheminements, c’est qu’il doit exister bien d’autres
accès, dont certains plus faciles et, ou, aménagés. Une exploration de ce vaste amphithéâtre serait utile et apporterait son lot
d’informations.
Plus haut et juste avant d’atteindre l’abrupt rocheux couronné de toa, c’est-à-dire vers 460 m d’altitude, un crabe rouge
(Geograpsus stormi, carapace de 5 à 6 cm) se tenait près d’un
suintement léger à la base de cette couche rocheuse sommitale
qui repose sur une couche peu épaisse (de 70 à 100 cm), constituée d’un tuf ou de scories de couleur jaune. Cette couche, par
sa couleur, se repère facilement depuis le plateau, comme du littoral et de Motu’u. On la suit du regard sur plusieurs centaines
de mètres de longueur, voir davantage. Ce suintement, proche
du sommet, pouvait-il être recueilli par les occupants du plateau et participer à leur alimentation en eau douce ? Afin de
passer cet abrupt rocheux, la présence de tumu toa (Casuarina
equisetifolia) avec leurs troncs et branches, s’avérèrent utiles.
Au-dessus, la pente est plus douce jusqu’au dernier affleurement rocheux qui soutient et borde le plateau sommital. Cet
affleurement est nettement moins abrupt que le précédent et la
présence des toa facilitent la montée comme le maintien de la
pente et la formation d’un sol sur lequel se sont développés des
ha’a (pandanus) mais aussi des Cordia lutea et des pommiers
cannelles. De nombreuses ébauches de lames sont présentes sur
cette montée, débitées sur place sous le couvert des arbres de
fer et, ou, tombées (voire jetées ?) du site sommital en bord de
falaise, qui se situe juste dans l’axe de Motu’u, et qui fut mon
point de départ pour descendre jusqu’au motu.
61
Synthèse
Il est difficile de tirer des conclusions d’une trop courte
visite, aussi le plus simple est de ne pas en donner mais seulement d’indiquer quelques pistes. Le caractère très spécialisé de
l’île d’Eiao est particulièrement intéressant et même remarquable, ainsi que la profusion des ateliers de taille et des matériaux
qui les accompagnent. Mieux repérer, relever et identifier les
sites serait déjà une priorité avant ou parallèlement à une étude
plus détaillée de certains ateliers. Localiser les points d’eau, les
zones d’habitat, les bosquets de cocotiers et d’arbres à pain,
serait également fort utile, en espérant que l’érosion et la détérioration de la couverture végétale (très importantes et même
totales par endroits) n’aient pas oblitéré complètement ces
anciens habitats. Prospecter bien davantage la pente orientale
de l’île entre le plateau et le littoral, localiser les carrières et
identifier, analyser les différents types de roches utilisées
apporteraient bien des informations. Analyser également les
lames d’herminettes de différents archipels polynésiens afin
d’en déterminer l’origine, contribuerait à une meilleure vision
des choses, sur les échanges, les déplacements, la diffusion de
certains biens, les grandes aires de répartitions humaines et
culturelles…
La descente sur Motu’u et la remontée au plateau est un
déplacement qui ne laisse pas indifférent. D’abord par l’altitude
où l’on se trouve au sommet de l’île et qui permet d’embrasser
un très vaste panorama, de terre, de mer et de ciel, et aussi de
faire face au vent et à l’est, au lever du soleil et au « devant ».
La forme et le profil de cette côte sont également spectaculaires,
par leur courbe, leur régularité et leur équilibre aussi, accentués
par la présence, en bordure centrale, de Motu’u, tout en bas,
avec sa couleur claire et sa langue de sable qui le relie à Eiao.
Est-ce un cordon ombilical et, ou, un passage ? Le motu est-il
accroché et, ou, prêt à partir vers l’est, telle une tortue ou une
62
N°330 • Décembre 2013
pirogue encore adossée au rivage et prête à voguer vers de nouvelles destinations ? Il y a aussi l’immensité de l’océan et la
ligne continue que dessine l’horizon qui le borde, à la fois liaison avec un au-delà lointain et aussi partie intégrante de l’île
qui semble l’embrasser et le tenir en partie de par sa forme.
L’océan comme l’horizon sont complémentaires de Eiao ; ils
poursuivent le territoire de l’île, matériellement, géographiquement et graphiquement, en complétant le tracé courbe de cette
côte en forme d’arc de cercle, de croissant de lune, pour former
un immense motif circulaire que l’on retrouve dans les
tatouages et les pétroglyphes : celui du pokaa ou du ipu. Ce
motif, cette représentation iconographique et symbolique très
forte à l’image de l’univers pour les Marquisiens, se présente
ici à l’échelle maximale, c’est-à-dire celle d’une terre, du
monde visible. Le motif est-il ici poussé à l’extrême ou, tout
simplement, en grandeur nature ? Dans ce cas, le tracé du motif
pourrait alors prendre ici tout son relief et afficher ses composantes naturelles, avec ses matières, voire même ses couleurs.
Ainsi, la terre et la roche, immense, de couleur noire et marronrouge ; l’avancée de sable et l’îlot, petit et central, de couleur
blanche ; l’eau salée, l’océan immensément grand et bleu, et le
ciel, bleu, blanc, gris ou oranger…, enveloppant ou reflétant le
tout. Peut-on, tel dans le pokaa et le ipu, y voir l’origine du
monde, ou une représentation du monde, imbriquée et enveloppante mais jamais fermée car ménageant toujours des liaisons,
des passages d’un monde à l’autre, ou encore une scène d’accouplement, d’enfantement qui mêlent des entités différentes et
complémentaires pour permettre à la vie de passer, de se transmettre et se perpétuer ?
Dans un autre domaine, que dire de la situation passée et
présente de Eiao ? La pierre de l’île, l’existence et le nom
même de Eiao devaient autrefois être connus et renommés.
Leur réputation dépassait largement les rivages de l’île et allait
63
bien au-delà de l’horizon, porté par les habitants de Eiao, d’autres Marquisiens et d’autres Polynésiens. Des spécialistes
venaient prospecter, rechercher les filons, en extraire des fragments pour les mettre en forme et en façonner des outils de
pierre, estimés sur une aire insulaire et maritime immense. La
matière première était recherchée, appréciée, travaillée, façonnée, exportée, échangée… sa valeur dépendait de sa qualité (de
sa localisation, de son origine aussi ?) mais également des
connaissances et de l’expérience des experts -les tuhuka-, des
connaissances et de l’habilité des marins, des pilotes et des
constructeurs de pirogues, de ceux et de celles qui préparaient
ces expéditions et permettaient qu’elles soient un succès.
Aujourd’hui Eiao a perdu cette renommée, elle ne met plus en
jeu un réseau d’alliances, de savoirs et d’échanges, elle est
devenue une terre de simple collecte où l’on se contente de
venir, prendre et repartir. On ramasse des lames d’herminettes
en quantité, on accumule de la viande, du poisson et on repart,
rapidement, sans rien laisser, ni d’ailleurs rien apporter. Souvent
on ne revient pas ou si longtemps après… ! Seulement de passage, certains ne se sentent nullement débiteurs ou redevables
de quoi que ce soit ! Sur cette île où il n’y a plus personne, sur
cette terre silencieuse et déserte, on vient collecter des restes,
des vestiges, des reliques, sans rien créer, rien transformer, rien
valoriser. Les pierres de Eiao avaient autrefois une « haute
valeur ajoutée » par tout ce qu’elles représentaient et impliquaient de connaissances, d’expériences, de voyages et de
vie… Aujourd’hui, leur valeur s’est considérablement appauvrie, en changeant de nature et en se réduisant uniquement à
celle que leur donne… le collectionneur, plus ou moins éclairé
et le marchand plus ou moins insatiable. L’avenir rendra peutêtre à Eiao une réputation et une renommée qui dépasseront les
frontières de l’archipel et de la Polynésie même. Pour cela, de
nouveaux réseaux sont à bâtir, qui impliquent de nouvelles relations et de nombreuses personnes, ici et ailleurs.
64
Photo : Pierre Ottino
résumé
A l’extrême nord de l’archipel des Marquises – Te Henua
’Enana ou Te Fenua ’Enata –, Eiao est aujourd’hui inhabitée ;
elle le fut cependant par une tribu liée à Nuku Hiva dont se souvient la tradition orale, et vit sans doute de nombreux groupes
venir s’installer provisoirement sur son sol. Sa caractéristique
principale est d’avoir une roche particulièrement accessible et
appropriée au façonnage des lames d’herminettes -entre autres
outils-, ce qui lui apporta une renommée qui dépassa les limites
de l’horizon marquisien. En effet, sa belle roche au grain très
fin, exploitée en de nombreux endroits et innombrables ateliers
qu’il reste à inventorier et étudier, se retrouve sur l’ensemble de
l’archipel et bien au-delà. Les recherches en cours et futures,
auxquelles s’attelle Michel Charleux depuis de nombreuses
années, permettront de mieux cerner l’extension des relations
inter-archipels et des voyages des anciens Polynésiens. Au-delà
de ces questions qui intéressent particulièrement les archéologues, océanistes et Océaniens, Eiao par sa situation géographique et son éloignement, son isolement, son austérité et ses
vestiges est une terre de symboles, d’aventures, d’imagination
et de phantasmes, tant pour les Marquisiens eux-mêmes que
pour les personnes extérieures qui n’y passent souvent qu’un
très court moment.
Pierre Ottino
Archéologue à l’IRD, UMR PALOC
66
le naufrage de la Matilda
à ua Pou en 1814
Le 1er avril 1946 allait demeurer de funeste mémoire pour
les habitants des E.F.O.1 et plus particulièrement des îles Marquises : une secousse sismique sous-marine dans le Pacifique
Nord venait de générer un tsunami cataclysmique qui allait se
propager à travers tout le Pacifique en ravageant entre autres
les îles Hawaii. Fort heureusement, aux îles Marquises l’événement se produisit de jour et les insulaires, qui connaissaient
les signes précurseurs de ce phénomène auquel ils avaient
donné l’appellation de Tai Toko, purent se mettre à temps à
l’abri sur les hauteurs.
Dans l’île Ua Pou, célèbre par ses pics élancés qui, du
large, évoquent des clochers, les habitants du village de Hakahau éprouvèrent une forte surprise lors de la vidange des eaux
de la baie, dont le retrait fut d’une ampleur exceptionnelle :
c’est que sur le sable à sec, presque à l’entrée de la baie, apparaissaient les membrures d’une épave de navire ancien dont personne n’avait souvenir du naufrage, lequel s’était produit plus
d’un siècle auparavant, le 14 avril 1814. Par la suite des plongeurs curieux plongèrent sur l’épave et en ramenèrent des barils
d’une sorte d’enduit noir très épais mais toujours frais qui allait
1
EFO : Etablissements Français d’Océanie, appellation officielle de la Polynésie
Française jusqu’en 1958.
servir à peindre les bois de quelques cases2. Plus tard une ancre
fut découverte à l’entrée de la baie et son emplacement allait
rester le secret de quelques initiés, jusqu’à ce que des plongeurs
modernes la redécouvrent et que l’un d’eux, cherchant à en
savoir davantage, vienne me consulter pour une éventuelle
extraction, ce dont j’espère avoir réussi à le dissuader face aux
problèmes de corrosion accélérée au contact de l’oxygène de
l’air. Cependant j’ai estimé qu’il était légitime pour les générations montantes de l’île de revendiquer les pans inconnus de
leur histoire, d’où la rédaction de ce petit document.
J-L Candelot
Horrible massacre perpétré par les indigènes
des îles marquises
« Par le navire Gouverneur Macquarrie sont arrivés [à Sydney]3 le capitaine Fowler et une partie de l’équipage du brick
indien Matilda qui avait fait voile de cette colonie en août 1813,
se lançant dans un voyage vers le Derwent4 et l’île de Pâques et,
de là, vers la Chine ; mais il [le navire] fut coupé de son amarre
et pillé, dans la nuit du 10 avril dernier, alors qu’il était ancré
au mouillage dans la baie du Duff5, dans l’île de Rooapoah [Ua
Pou], l’une des îles Marquises, au cours d’un voyage à la
recherche de santal. Cinq membres de l’équipage (des natifs
paumotu) avaient auparavant déserté et, s’étant joints à
2
Communication personnelle en 1975 de l’ethnologue Henri Lavondès, qui en a
recueilli la relation.
3
“Another dreadful Massacre by the natives of the Marquesas islands” a paru le 8
novembre 1815 dans The Asiatic Journal and Monthly Miscellany (volume III,
pp. 305-306) qui reproduit un article de la Sydney Gazette du même jour.
4
Derwent : Difficile à situer, mais se rapporte vraisemblablement à l’Australie. Il y
a bien une contrée du Derwen et une rivière de ce nom en Tasmanie ; un navire
de guerre australien a aussi porté ce nom ainsi qu’une base navale australienne
(Wikipedia).
5
Duff’s Bay, la baie de Hakahau dans l’île Ua Pou.
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N°330 • Décembre 2013
quelques indigènes de Ua Pou, saisirent l’opportunité d’une nuit
noire et d’un vent soufflant frais droit vers la terre pour couper
l’amarre du navire et le faire dériver ; par ces manœuvres [la
Matilda] fut jetée à la côte au travers de grosses vagues et fut
bientôt mise sur le flanc et remplie d’eau de mer. Lorsque les
cannibales virent qu’il était impossible que le navire soit remis
à flot, ils convergèrent tous dans le dessein de s’emparer de tout
l’équipage pour le tuer ; ce qui paraît avoir été une pratique
courante parmi les différents indigènes les uns envers les autres,
lorsque leurs pirogues atterrissaient sur des rivages étrangers,
pour des raisons de mauvais temps ou tout autre accident.
Le capitaine Fowler avait noué des contacts privilégiés
avec leur chef, ou roi6, Nooahetu [Nuahitu], lequel présidait
l’horrible tribunal voué à ce que les infortunés marins soient
bientôt massacrés ; il retenait son consentement à cet assassinat, mais il n’eut aucune hésitation pour permettre le pillage du
navire. L’équipage fut informé, tant par les expressions qu’il
pouvait comprendre, aussi bien que par les gesticulations qui à
l’occasion accompagnaient ces débats véhéments, que leurs
vies dépendaient du verdict ; le bon chef étant confronté à plusieurs autres chefs qui, bien qu’inférieurs en rang, étaient de
beaucoup supérieurs en nombre et partisans des coutumes
habituelles de l’île pour lesquelles un acte de clémence apparaissait comme une insupportable déviance. Le chef était assis,
avec son fils à son côté, sur une natte de sa propre case ; il avait
été appelé à exercer son autorité sur l’île à la demande générale
de la population, aussi n’était-ce pas une dignité héréditaire
mais une dignité élective. Son peuple insistait et finalement lui
demanda instamment qu’il acquiesce au sacrifice auquel il s’opposait depuis un bon moment par la force des mots ; comme
s’exprimer ne lui paraissait pas suffisant pour l’emporter, il [le
chef] adopta une méthode qui fit taire l’assistance sur le champ
6
Le titre marquisien pour un chef suprême est haka’iki.
69
et sauva les vies du capitaine Fowler et de son équipage. Estimant que tous ses arguments seraient battus par le principe de
ne pouvoir dévier des coutumes, il se saisit délibérément de
deux cordes qui étaient à côté de lui et, fixant l’une autour du
cou de son fils et l’autre autour du sien, il appela les [divers]
chefs sous ses ordres à s’approcher immédiatement de lui. Leur
conférence fut courte mais décisive ; il indiqua en premier la
corde qui encerclait le cou de son fils et ensuite celle qu’il avait
nouée autour de son propre cou et dit :
— « Ces étrangers sont destinés à mourir par mes chefs et
mon peuple, et ce n’est pas ce que je veux, moi qui suis votre
roi, de pouvoir vivre en voyant perpétrer un meurtre aussi
infâme. Laissez-nous, mon fils et moi, nous étrangler nousmêmes avant que cela n’ait lieu et qu’il ne soit jamais dit que
j’aurai autorisé, même d’un regard, le massacre de ces gens
inoffensifs. »
La magnanimité d’une telle conduite ne manqua pas de
produire, même dans les cervelles sauvages les plus obscurcies,
un paroxysme de surprise mâtiné d’un sentiment d’admiration ;
comme quoi l’homme le moins instruit peut parfois être supérieur à son entourage lorsque ses conceptions sont imprégnées
de principes visant à le préserver des extrêmes de la passion.
Pendant un instant la populace considéra son haka’iki, qui était
une personne qu’elle adorait parce que ses principes étaient
bons et son règne juste et clément. [Le peuple] vit les chefs
obéissants, auxquels l’intention d’étranglement avait été signifiée, s’écarter avec horreur et ébahissement sous l’effet du
retournement qui depuis quelques moments se produisait chez
eux ; cette promesse, qui provenait des propres lèvres du roi,
obligeait celui-ci à s’exécuter et il allait procéder lui-même à
son épouvantable résolution — lorsque un cri jaillit soudainement de la multitude effrayée à son égard, lui demandant de
faire preuve de tolérance.
— « Le roi ! Le roi ! » Le cri s’élançait de chaque bouche.
70
N°330 • Décembre 2013
— « Quoi ! Tuer le roi ? Non, non, tous les étrangers doivent vivre – aucun homme ne doit tuer le roi ! »
Ainsi leurs vies furent préservées, mais le navire pillé de
tout ce qu’il pouvait y avoir à bord.
L’extrait de la Sydney Gazette donne quelques autres nouvelles des îles Marquises, qui attestent que la Matilda rôdait
dans l’archipel dans sa quête de santal.
(Nuku Hiva) : Le pont du Greenwich7, qui fut incendié à
Nuku Hiva, existe encore et est au sec à marée basse. Tout le fer
et le cuivre ont été pris par les indigènes, qui ont une connaissance approfondie de l’utilisation de ces matériaux. Qu’ils
soient cannibales est bien établi. Ils forment différentes factions
et se font la guerre sous le commandement de leurs chefs ; les
rebelles sont appelées Typee [Taipi], et les partis adverses sont
horriblement sanguinaires. Six [hommes] du parti adverse
furent tués et dévorés par les rebelles lorsque le capitaine Fowler était parmi eux, et la détestable circonstance suivante survint à cette occasion : — Un indigène originaire du port Anna
Maria8, qui n’était pas tatoué, et à qui en conséquence il était
interdit de manger de la chair humaine sous peine de mort,
lassé de cette restriction, tomba sur l’un de ces corps massacrés
et planta ses dents dedans en pleine folie, faisant surgir la pourriture cramoisie qui n’avait pas encore coagulée.
Le chef du port Anna Maria, qui est très amical avec les
Européens, est appelé Ke-Atta-Nooe [Kiatonui] ; la première
partie de ce nom signifie le balancier d’une pirogue et le
second signifie grand. L’habit des hommes consiste seulement
en un drapé autour de la taille ; les femmes sont couvertes
7
Baleinier britannique, capturé par le commodore Porter et resté au mouillage
après le départ de celui-ci, en 1813. Ce navire est attaqué au pied du mont Tuhiva
par les pirogues indigènes, et le lieutenant Gamble qui, blessé, se trouve seul à
bord, incendie le voilier après avoir fait feu de toutes les pièces de canon chargées d’avance. Il s’enfuit à la nage pour rejoindre un autre navire.
8
Baie de Taiohae.
71
depuis les épaules jusqu’aux chevilles et sont généralement plus
séduisantes que les Tahitiennes. Les chefs n’ont pas de marques
distinctives ou d’ornements, mais la manière commune de porter les cheveux — qui en règle générale sont attachés en un
large nœud de chaque côté de la tête, une bande de ceux-ci
s’étendant du front jusqu’au creux de la nuque, étant gardée
rasée — est une pratique que les chefs ne suivent pas9. Le capitaine Fowler suppose que les tarets sont plus répandus et destructeurs pour le dessous des navires qu’il n’en a jamais été
attesté ailleurs : et cela explique la prudence des indigènes à
construire haut leurs grandes pirogues, dont certaines peuvent
contenir 80 à 100 guerriers. Ils sont très désireux de tous les
biens qui peuvent leur être proposés à troquer, et cela explique
aussi leur grande inclination à attaquer les navires lorsqu’ils
croient pouvoir y réussir. Ils n’ont pas la connaissance de
l’usage des mousquets et n’en ont pas avec eux, excepté
quelques-uns au port Anna-Maria. Un gentleman actuellement à
Sydney, qui vécut chez eux il y a environ 15 ans, dans un but missionnaire10, les décrit comme un peuple occupant constamment
9
NB : A ce sujet de la longueur des cheveux chez les haka’iki, j’en ai reçu une explication en 1973 par Uma Teiefitu, ancien chef de Tahuata et descendant direct de
Iotete, auquel j’étais apparenté par alliance. Ceux qui ont connu Uma (Greg
Dening entre autres) savent le capital de connaissances dont il était à la fois le
dépositaire et le gardien de la tradition, ainsi que la rigueur dont il faisait montre
dans sa mémorisation. Après avoir lu « Les derniers sauvages » de Radiguet, j’étais
curieux de connaître le pourquoi des hostilités subites de Iotete envers les Français. Uma me répondit de suite : « C’est parce que les Français lui avaient coupé les
cheveux !» Je relus Radiguet et, en effet, il y est indiqué que le fils de Iotete, ayant
été invité par Dupetit-Thouars à l’accompagner à Taiohae (en réalité comme
otage), le chirurgien du bord, s’étant aperçu que le garçon avait de la vermine
dans les cheveux, les lui avait rasés… Iotete a déclaré les hostilités au retour de
son fils parce que, selon Uma : « Quand Iotete a vu qu’on avait coupé la chevelure
de son fils, il a compris que les Français voulaient prendre sa place de futur roi, car
tout le mana héréditaire du fils était dans la longueur de sa chevelure. » Un peu
comme Samson…
10
NB : Vraisemblablement le Révérend William Pascoe Crook, qui vécut à Tahuata
puis à Nuku Hiva, de 1797 à 1799.
72
© Jean Kape : 2007
ses pensées à vouloir piller, imaginant des plans pour pouvoir
tirer avantage des étrangers. Leur population est fort nombreuse ; chez quelques-uns, auxquels il avait fait une description de Otahiti en faisant remarquer qu’à la même époque la
population y était moins nombreuse, on lui répondit : « Ne pouvons-nous aller là-bas et les capturer ? Qu’est-ce qui peut nous
en empêcher ? » Cette revendication fut immédiate. Cette anecdote est un aperçu de leur inclination belliqueuse, à laquelle
tous les récits à leur sujet se réfèrent.
Dans un document tiré au stencil à alcool par le Père Gilbert Allain11, soucieux de préserver la connaissance de la petite
histoire de l’île de Ua Pou, quelques lignes dactylographiées
font mention du naufrage de la Matilda et nous fournissent d’intéressantes précisions : il est indiqué que les matelots natifs des
Tuamotu prétendirent auprès des Marquisiens avoir été enlevés
de force de leurs îles et avoir subi de mauvais traitements à bord
de la Matilda, ce qui échauffa les esprits, et c’est un insulaire
de Ua Pou, du nom de Kahuetahi qui, de nuit, coupa la corde de
l’ancre. Si l’équipage fut sauvé, certains marins choisirent de
rester dans l’île et l’un d’eux y mourut. Le Père Gilbert nous
remit courtoisement un exemplaire de son œuvre en 1981 en
nous indiquant que c’était là une compilation qu’il avait réalisée
à partir des travaux anciens du Père Siméon Delmas et du Père
Chaulet, ces derniers s’appuyant sur les relations écrites des tout
premiers missionnaires en poste dans l’archipel dès 1838.
J.L. Candelot
11
Le Père Gilbert (1924 – 2012), originaire de Vannes, missionnaire aux îles Marquises depuis 1949 ; en dehors de son sacerdoce c’était un homme d’une
grande érudition, très actif, bâtisseur d’églises, mécanicien, électricien et surtout
apiculteur dont la renommée s’étendit hors de la Polynésie. Pour des raisons privées, il avait quitté son ordre religieux au cours des années 1990 et s’était retiré
à Ua Pou.
74
reculs et avancées pour les droits
des māori en aotearoa,
nouvelle-Zélande
1
Au cours de la décennie suivant mon premier séjour parmi
les Māori de la Nouvelle-Zélande en 2001-2002, l’atmosphère
générale du pays ainsi que la situation des Māori a beaucoup
changé. Sur le terrain, les transformations sont évidentes. Les
relations entre les Māori et l’Etat de la Nouvelle-Zélande et
celles entre les Māori et le reste de la population néo-zélandaise
me semblent être entrées dans une nouvelle phase historique.
Dans les pages qui suivent, je dresserai le bilan de mes
observations. Je résumerai d’abord les événements survenus
dans l’arène politique néo-zélandaise à partir de 2003 qui montrèrent des signes évidents de ressac conservateur à l’encontre
1
Cet article est une version légèrement remaniée et mise à jour d’un article paru
dans la revue Anthropologica (2008, vol. 50, no 1 : 101-119), sous le titre « L’analyse des relations entre minorités et majorités : retour sur la situation néo-zélandaise à l’aube des années 2000 ». Pour plus de détails, voir Gagné (2013). Il se
base sur des recherches de terrain menées en 2001-2002, 2005, 2008 et 2011. Ces
recherches ont été possibles grâce au Conseil de la recherche en sciences
humaines du Canada (CRSH), aux Fonds pour la Formation des chercheurs et
l’aide à la recherche (FCAR), l’Université McGill, le Centre for Society, Development and Technology (STANDD) de l’Université McGill, la Fédération canadienne
des femmes diplômées des universités (FCFDU) et l’Université d’Ottawa. Par-dessus tout, j’aimerais remercier tous les Māori qui m’ont aidée par le biais de discussions et d’entrevues.
des droits des Māori. Ces mêmes événements permirent pourtant par la suite un repositionnement des Māori sur l’échiquier
politique qui leur fut largement favorable. J’analyserai donc
comment la nouvelle dynamique dans les relations entre les
Māori et la population majoritaire – dynamique engendrée par
ces événements – a eu un impact sur la mobilisation des Māori
dans l’espace public et sur les positionnements māori plus généralement en Nouvelle-Zélande. Tout au long de cette analyse, je
ferai référence aux concepts de « compétition réelle » et « compétition symbolique » définis par Eric Schwimmer (1972),
concepts auxquels je reviendrai plus loin en détail.
2003-2005 : une controverse change le paysage
sociopolitique néo-zélandais
En juin 2003, les tribus2 de la confédération Te Tauihu o
Ngā Waka de la région septentrionale de l’Île du Sud de la Nouvelle-Zélande ont déposé une requête auprès de la Court of
Appeal (Cour d’appel) pour obtenir la permission d’appliquer à
2
L’organisation sociale māori « traditionnelle » comprend les whānau (familles
étendues) qui appartiennent à des iwi (tribus) dont les membres descendent
d’un ancêtre commun. Les tribus sont regroupées en confédérations en fonction
des canots ou pirogues (waka) dans lesquels voyagèrent leurs ancêtres polynésiens lors de leur grande migration en Nouvelle-Zélande environ 1000 ans avant
l’arrivée des Britanniques (Belich 1996). Divers types d’alliances intertribales
coexistent avec les waka. La structure « traditionnelle » comprend aussi les hapū.
Cette unité, qui se traduit généralement par sous-tribu, n’est pas simplement un
segment de la tribu plus large, mais plutôt un sous-ensemble de membres tribaux habitant une région particulière et ayant des liens avec un ancêtre éponyme plus récent et localisé. Les hapū ne se basent pas uniquement sur la
filiation, mais également sur la résidence et la participation active aux activités
du groupe. Ils incluent donc des non-parents, tels que les époux et des migrants.
La composition des regroupementsest flexible, dynamique et change en fonction de processus complexes (voir Schwimmer 1978, 1990 ; Ballara 1998 ; Webster
1975 ; Salmond 1991 ; Metge 1995). Il faut cependant noter que certaines lois et
divers processus dont nous discuterons plus loin dans cet article ont eu pour
effet de rigidifier ces structures, en particulier les iwi, au cours des dernières
décennies, en leur accordant une importance prépondérante.
76
N°330 • Décembre 2013
la Maori Land Court (tribunal foncier). Leur intention : demander que les terres situées au-dessous de la laisse de haute mer
du détroit de Marlborough soient déclarées terres coutumières
(pour des détails, voir, par exemple, Walker 2004: 380-381).
Le National Party, qui forme l’opposition officielle, a vite
vu dans l’affaire l’occasion de compter ce que Walker3 appelle
des « brownie points » (2004: 381) et de tenter une remontée
auprès de l’électorat. Le parti laissa donc planer la rumeur
d’une menace voulant que les droits coutumiers associés à l’estran et aux fonds marins (foreshore and seabed) pourraient être
convertis en titres de propriété privés, ce qui enlèverait aux
Néo-Zélandais leur accès public aux plages. Un député du parti
déclara de plus qu’une telle décision rouvrirait les voies à plus
de revendications māori sur les plages, les estuaires, les ports et
sur presque toutes les sections de la côte. D’après Walker
(2004: 381-382), cette déclaration polarisa le débat entre les
Māori et la population dominante au lieu de faire en sorte que
celui-ci soit compris comme un défi à la Couronne.
Le représentant de la confédération des tribus Te Tauihu o
Nga Waka répliqua publiquement à cette sortie du parti en alléguant que les tribus souhaitaient seulement une part plus équitable lorsque des sections de l’estran et des fonds marins sont
utilisées à des fins commerciales – comme dans le cas des
fermes marines –, et qu’elles ne cherchaient nullement à en restreindre l’accès au public. Or, malgré cette intervention visant
à rassurer la population, le National Party lança une vaste campagne sur le thème « Beaches for All ».
3
Ranginui Walker est Māori. Il détient un doctorat en anthropologie de l’université
d’Auckland et est spécialiste en éducation māori. Il a entre autres été professeur
au département d’études māori de l’université d’Auckland et chroniqueur pour
le NZ Listener et le Metro. Il est membre du Tribunal de Waitangi depuis 2003. Il a
signé plusieurs livres et articles scientifiques.
77
Walker (2004 : 382) rapporte qu’à la fin de juillet 2003,
environ 500 protestataires marchèrent dans les rues de la ville
de Nelson, brandissant des pancartes aux slogans tels que « One
Law for All » et « Whites Have Rights Too ». Cette manifestation s’inscrivait directement dans la logique de la politique lancée plus tôt en 2003 par le National Party, alors sous le
leadership de Bill English. A cette occasion, le parti avait
recueilli plus de 40 000 signatures dans une pétition qu’il diffusait dans son site internet. La pétition demandait au gouvernement de reconnaître la propriété exclusive de la Couronne en ce
qui a trait à l’estran et aux fonds marins (Walker 2004 : 382).
L’ironie de cette affaire, pointe Walker (2004: 385), est que le
public n’avait déjà aucun droit sur presque 30% des plages de
la Nouvelle-Zélande, part appartenant à des intérêts privés.
Devant une baisse de l’appui pour le Labour Party dans les
sondages, Helen Clark chercha une façon de sécuriser l’électorat – surtout les électeurs faisant partie de la population dominante. Son gouvernement décida alors de légiférer afin de
clarifier la propriété de l’estran et des fonds marins par la Couronne. « My problem is with exclusive ownership. No one is
going to get any new exclusive ownership to the seabed »,
expliqua la première ministre (Clark dans Walker 2004: 382).
Cette résolution infirma la décision de la Court of Appeal du 19
juin 2003, laquelle permettait aux requérants māori de porter
leur cause à la Maori Land Court (Collins 2003; Miller 2005:
159 ; Walker 2004: 381).
Cette résolution du gouvernement, qui consistait à arrêter
le processus légal en retirant l’affaire des mains de la justice,
souleva l’indignation parmi les Māori. Ces derniers auraient
plutôt souhaité la poursuite du processus et une solution négociée sur la question des droits coutumiers. Plusieurs groupes et
représentants māori interprétèrent cette affaire comme une autre
violation du Traité de Waitangi – voire comme la pire confiscation de terres de tous les temps –, soutenant qu’aucun titre de
78
N°330 • Décembre 2013
propriété inaliénable ne pourrait être revendiqué selon cette
nouvelle loi, même si on pouvait prouver une utilisation continue de ces portions de terre par des groupes māori (voir, par
exemple, Ansley 2003, 2004). Cette interprétation constitua la
pierre angulaire de la mobilisation massive des Māori, laquelle
suivit au nom de rangatiratanga (autorité du chef, habituellement traduit en anglais par chieftainship) ; de tino rangatiratanga (autodétermination, souveraineté) ; et des droits
ancestraux, tels qu’ils sont reconnus dans l’interprétation donnée au Traité de Waitangi, selon la politique de biculturalisme
en vigueur depuis le milieu des années 1970.
Rappelons que le Traité de Waitangi, ratifié en 1840, est le
seul signé entre les Māori et la Couronne britannique et est au
fondement des relations entre les Māori et la population d’origine européenne de la Nouvelle-Zélande. Ce traité stipule, selon
la traduction anglaise de la version originale en māori signée
par la grande majorité des signataires māori, que « The Queen
of England agrees to protect the chiefs, the sub-tribes and all
the people of New Zealand in the unqualified exercise of their
chieftainship over their lands, villages and all their treasures »
(traduction de I.H. Kawharu dans Belgrave, Kawharu et Williams 2005 : 392). Cet article est largement interprété du côté
māori comme incluant la mer et les terres sous la mer. Il faut
savoir que dans les visions du monde māori, la mer (et les fonds
marins) est conçue comme l’extension de la terre et non comme
une frontière délimitant la zone terrestre (voir, par exemple,
Schwimmer, Houle et Breton 2000). Tout comme la terre, elle
est centrale à leur survie économique et à leur identité. Cette
vision est partagée parmi les peuples d’Océanie et plusieurs
peuples autochtones (voir, par exemple, Hau’ofa 1994 ; Scott et
Mulrennan 1999, 2000).
Bennion insiste de plus sur le fait qu’il y a de nombreuses
preuves historiques soutenant que les Māori ne faisaient pas que
pêcher dans les zones côtières, mais « intensively used the land
79
in the tidal zone and shallow parts of the seabed in bays and
coastal shelves/benches » (2005: 234). Les fonds marins étaient
donc aussi soumis, comme la terre, à des règles coutumières
régissant les droits d’accès et d’usage ainsi que les responsabilités et obligations des parties (Bennion 2005; Schwimmer,
Houle et Breton 2000). Plusieurs évidences soutiennent aussi
l’idée selon laquelle les droits de propriété māori sur les fonds
marins étaient acceptés sans grande protestation par les colons
et même par la Couronne à l’époque de la signature du Traité,
du moins jusqu’à la laisse de basse mer (voir Bennion 2005).
Cette interprétation fait en sorte que les Māori sont l’une des
rares populations minoritaires et autochtones dont le droit coutumier maritime ait été enchâssé dans un traité et ce, dès 1840.
Pourtant, le traité ne permit pas de tout régler et de nombreuses
revendications māori se firent entendre, surtout à partir des
années 1960 avec la consolidation du capitalisme industriel
dans les pêcheries néo-zélandaises et la mise en place de la
Zone économique exclusive (ZEE) des 200 milles marins en
1977 (Breton 2000 ; Meijl 2003). Les tensions alors créées
débouchèrent, dans les années 1990, sur différentes lois controversées prévoyant des mesures de compensations et l’attribution
d’un certain pourcentage des quotas de pêches aux tribus māori.
Plusieurs conflits éclatèrent alors, entre autres, à propos de la
définition de la tribu. Nous reviendrons à cette affaire plus loin.
Ces quelques précisions permettent pourtant dès à présent de
mieux situer l’antériorité des conflits liés à la mer et aux ressources maritimes et de mieux comprendre la forte réaction
māori dans la controverse entourant l’estran et les fonds marins.
Le 12 juillet 2003, plus de 1000 représentants tribaux se
réunirent pour une assemblée pantribale à Paeroa, petite ville du
centre de l’Île du Nord. A l’ordre du jour : discussion pour statuer sur la décision du gouvernement de légiférer sur la propriété
exclusive de la Couronne sur l’estran et les fonds marins, sans
référence aux Māori. La réunion culmina en une déclaration
80
N°330 • Décembre 2013
– la Déclaration de Paeroa – qui met l’accent sur les principes
mentionnés au paragraphe précédent (voir Walker, 2004: 383 ;
Jackson, 2003). Les députés māori qui siègent au parlement4
reçurent alors aussi un avertissement clair : s’ils choisissaient
de ne pas appuyer la Déclaration de Paeroa, ils auraient à en
subir les conséquences électorales (Walker 2004 : 383).
Devant ces protestations, le gouvernement se rétracta
quant à son intention d’instaurer la loi avant la fin de 2003.
Du même souffle, il alla de l’avant avec une tournée de
consultation auprès de la population māori pour discuter des
mésententes et trouver des solutions. La tournée comporta
11 hui (réunions, rencontres) qui se tinrent dans différents
marae (lieux traditionnels de rassemblement māori et centres
cérémoniels) dans tout le pays. Chaque hui fut l’occasion de
gestes théâtraux d’opposition du côté māori. Vers la fin de la
tournée, les objections se multiplièrent. Une rencontre fut
même annulée faute de compromis quant au choix du président d’assemblée, celui ayant été choisi par le gouvernement
n’étant pas vu comme impartial (voir Walker 2004 : 386-387).
4
A partir de 1867, les Māori se sont vu attribuer quatre sièges au parlement. En
1996, le nombre de ces sièges fut ajusté en accord avec le pourcentage de la
population que les Māori inscrits sur la liste électorale māori représentent. Ce réajustement fut réalisé lors du passage au nouveau système de représentation, le
MMP (mixed-member proportional electoral system), qui est un système à deux
votes, un pour le représentant de sa circonscription électorale et l’autre pour le
parti. Dans ce système, environ la moitié des 120 sièges sont comblés en fonction
de la proportion des votes obtenus par chaque parti et tirés de la liste du parti,
alors que les autres le sont par les élus de chaque circonscription électorale. Le
nombre de sièges māori sera réévalué à six en 1999, lors des élections générales,
et à sept en 2002. Certains Māori occupent aussi des sièges généraux, ce qui augmente leur représentation au parlement. Une seconde augmentation du nombre
de députés māori a été rendu possible sous la réforme MMP par l’introduction
des « list seats », c’est-à-dire de sièges attribués selon le pourcentage obtenu par
le parti pour le vote de parti. Ainsi, le pourcentage de députés māori s’approche
maintenant d’assez près du pourcentage réel des Māori dans la population NéoZélandaise.
81
Le 17 décembre 2003, le gouvernement rendit finalement
publique sa proposition quant à la nouvelle législation.
Le 27 janvier 2004, pour ajouter à l’insatisfaction croissante chez les Māori, Don Brash, le nouveau leader du National
Party, adressa un discours sur l’état de la nation aux membres
du Club Rotary de Orewa, petite ville prospère située au nord
d’Auckland. Dans son discours, Brash accusa le gouvernement
de promouvoir des politiques basées sur la race, estimant que
celles-ci sont à la source du ressentiment généralisé et des
grandes divisions observées. Il ajouta que ces politiques
créaient deux standards de citoyenneté. Dans cet esprit, il plaida
en faveur du retrait de toute disposition basée sur la race dans
la législation existante, l’abolition des sièges māori et une fin
rapide aux processus de revendications historiques. Tout en
reconnaissant que l’histoire de la nation comportait son lot d’injustices, il légitima son argument ainsi : « there is a limit to how
much any generation can apologise for the sins of its great
grandparents » (Brash, 2004 : 6).
Fait surprenant relevé par Walker (2004: 293) du côté des
médias néo-zélandais, journalistes et commentateurs réagirent
plutôt négativement aux propos de Brash, l’accusant de jouer la
carte du racisme et prédisant qu’il ne faisait qu’attiser le mécontentement dans la population. On pouvait s’en douter : la situation étant déjà tendue depuis plus de six mois avec le projet de
loi controversé sur l’estran et les fonds marins, le discours de
Don Brash jeta littéralement de l’huile sur le feu. Dans les faits,
il alimenta une forte amertume liée aux soi-disant privilèges
dont jouissent les Māori. Le 6 février 2004, les tensions étaient
hautement visibles pendant le Waitangi Day (jour férié national
en commémoration de la signature du Traité de Waitangi), seulement quelques jours après le discours de Brash. Ce dernier
ainsi que la première ministre Helen Clark furent d’ailleurs victimes d’actes de protestation par des Māori à leur arrivée au
marae Te Tii, à Waitangi.
82
N°330 • Décembre 2013
Le discours de Don Brash influença également la cote du
National Party. En effet, selon un sondage effectué deux
semaines après l’intervention de Brash, les nationaux avaient
fait un bond de 17 points en un mois – ce qui équivalait à 45%
des intentions de vote, devant les travaillistes qui recevaient
38% des intentions (Walker 2004: 397 ; Miller 2005: 166)5.
Somme toute, comme le soulignent Walker (2004 : 403)
et Barber (2005), le discours de Brash à Orewa marqua la fin
de 20 ans de consensus bilatéral entre les nationaux et les travaillistes en ce qui concerne les politiques du Traité de Waitangi et du biculturalisme. Depuis le Treaty of Waitangi Act en
1975, les deux partis avaient effectivement convenu de travailler de concert pour l’établissement de ces politiques (nous
reviendrons sur ce point plus loin). On doit comprendre que
le discours de Brash fait partie d’un contexte plus large, où
planent des idées de multiculturalisme ou de pluralisme (plutôt que de biculturalisme), et de républicanisme, de même que
le souhait de doter la Nouvelle-Zélande d’une constitution qui
lui est propre. Son discours toucha donc au vif les Māori qui
étaient déjà anxieux, et ne fit rien pour les rassurer. Ce même
discours s’inscrit de plus dans un contexte démographique
changeant, où l’on assiste à une augmentation de l’immigration, surtout en provenance d’Asie et des îles du Pacifique.
Ces changements démographiques inquiètent les Māori, qui
craignent de devenir un groupe minoritaire comme les autres,
les populations asiatiques et insulaires du Pacifique mises
ensemble représentant environ 16% de la population totale,
alors que les Māori représentent 14,6% de la population (2006
5
Notons que le déclin de l’appui pour le Labour Party avait commencé dès la moitié de l’année 2003. Miller (2005: 167) signale que le mécontentement peut être
attribué à une série plus large de lois controversées, dont la Supreme Court bill –
qui retira le droit d’appel au Privy Council de Londres et qui marqua la création
d’une Cour suprême néo-zélandaise –, la Prostitution Reform bill et une série d’annonces quant à la fusion et la fermeture d’écoles.
83
Census, Statistics New Zealand)6. Pour eux, compte tenu des
menaces d’abolition de toute référence au Traité de Waitangi,
d’un passage possible à une république et de l’instauration d’une
constitution, ce danger semble plus immédiat.
Parmi la population dominante, le discours de Brash ne
pouvait qu’accélérer un ressac contre les Māori. En effet, les
indices précurseurs étaient déjà perceptibles depuis un certain
temps à travers les signes croissants d’exaspération et de frustration qui se posaient en termes raciaux, surtout depuis les
importants accords et compensations survenus depuis 1990, à
la suite des revendications déposées au Tribunal de Waitangi
(voir Miller, 2005 ; Sullivan 2001 ; Walker 2004).
Pour redorer son blason politique et regagner la faveur de
l’opinion dans les intentions de vote, Helen Clark fit la déclaration suivante en février 2004 :
Labour would review its policies with respect to affirmative action programmes for Maori, the proposed
foreshore and seabed legislation would be scrutinized
yet again, with the prime minister even suggesting that
the place of the Treaty within New Zealand’s constitutional arrangements could be the subject of an inquiry
[…] and a senior Pakeha minister […] was put in overall
charge of the governments race relations programme
(Miller 2005 : 168).
En mars 2004, un rapport du Tribunal de Waitangi
concluait que la loi proposée par le gouvernement quant à l’estran et aux fonds marins violait le Traité de Waitangi, mais
aussi, de façon plus significative, les lois nationales et internationales en matière de bon gouvernement (New Zealand Herald
2004a ; IWGIA 2005 : 231), car elle faisait en sorte de retirer
aux Māori la possibilité d’obtenir une reconnaissance de leurs
6
Ces pourcentages étaient de 11,1% et 14,7% respectivement au recensement
précédent en 2001.
84
N°330 • Décembre 2013
droits à travers le système de justice. Le rapport recommandait
un dialogue plus long sur la question. Cette proposition ne fut
même pas considérée par le gouvernement comme une option
(Walker 2004 : 403).
Constatant la détermination du gouvernement, les Māori
organisèrent une marche (hikoi) de protestation. La marche partit du Nord de la Nouvelle-Zélande, à Waitangi, pour culminer
au parlement de Wellington 13 jours plus tard, le 5 mai 2004,
jour de la pré-lecture du Foreshore and Seabed Bill. Cette
marche fut la plus importante manifestation publique depuis la
célèbre Land March de 1975 ; elle rassembla de 15 000 à
20 000 personnes à Wellington (Miller 2005 : 159; Walker
2004 : 404; New Zealand Herald 2004b, 2004c).
Rappelons brièvement que la loi sema aussi la division au
sein même du Labour Party. Alors que la première ministre établit dès le début de 2004 que les 10 députés māori du parti travailliste devaient voter pour l’introduction de la législation –
puisque le gouvernement n’avait que deux votes de majorité –,
trois d’entre eux (Tariana Turia, Nanaia Mahuta et Georgina
Beyer) refusèrent de confirmer leur appui ; certains menacèrent
même de quitter le parti. Comme déléguées de leurs tribus et
sous-tribus locales, Turia et Mahuta estimaient que leur loyauté
première devait aller à leurs électeurs et non au parti ou au gouvernement (pour des détails, voir Miller 2005: 200, 209). Leur
opinion ne faisait pas l’unanimité.
Tariana Turia fut avertie : si elle votait contre la loi, le principe de responsabilité collective du cabinet ferait en sorte
qu’elle serait démise de ses fonctions ministérielles comme
ministre associée à la Santé, à l’Habitation et aux Services
sociaux. Sur l’avis de son électorat, elle exprima son opposition
à la loi en démissionnant à la fois comme ministre associée et
comme députée, et claqua la porte du Labour Party, forçant
ainsi une élection partielle dans sa circonscription, qu’elle
gagna facilement. Pour sa part, Maiana Mahuta (qui n’avait pas
85
de fonction ministérielle) obtint finalement d’Helen Clark la
permission de ne pas suivre la ligne du parti et de voter selon
ses convictions, suivant la promesse qu’elle ne quitterait pas le
parti. Georgina Baker, quant à elle, étant représentante d’un
électorat général plutôt que māori, écouta un « rappel à l’ordre » de son exécutif local et appuya la loi, bien qu’elle indiqua
que son ascendance māori lui dictait le contraire. Enfin, d’autres
députés māori, comme John Tamihere, donnèrent publiquement
leur appui à la loi et invitèrent les autres à accepter la réalité de
la politique sous l’égide de la majorité (Walker 2004: 403). Il
est clair que cette prise de position les plaça plus d’une fois
dans des positions inconfortables.
Tariana Turia, qui utilisa la tournée de consultation pour
véhiculer son message de marae en marae, devint par la suite
la leader d’un mouvement qui préconisait la formation d’un
nouveau parti. La marche fut en effet suivie par un hui à Hoani
Waititi, marae situé à Auckland Ouest, le 23 mai, lors duquel
les participants prirent la décision de fonder un nouveau parti
politique māori. Une seconde rencontre se tint le 24 mai à
Turangawaewae, marae situé dans la région du Waikato, à environ deux heures au sud d’Auckland. A cette occasion, on entérina la résolution de création du Maori Party et la nomination
des co-leaders du parti : Tariana Turia et Pita Sharples7.
Le parti fut officiellement lancé en juillet 2004 (Miller 2005:
57), dans la vague d’un puissant sentiment général d’unité et
d’enthousiasme créé par la hikoi parmi les Māori – sentiment
néanmoins teinté de tristesse, de déception et de colère profondes. Selon Miller (2005: 57), le parti profita aussi largement
de l’indiscutable victoire de Tariana Turia à l’élection partielle
dans sa circonscription. Il décrit en outre le Maori Party comme
7
Pita Sharples est docteur en anthropologie, spécialiste en éducation māori, professeur à la faculté d’éducation de l’université d’Auckland, et fondateur et leader
du marae urbain pan-tribal Hoani Waititi.
86
N°330 • Décembre 2013
le premier à être capable d’attirer l’appui des Māori « ordinaires » et de transcender les divisions tribales et de classes
sociales (2005: 159). Des Māori de différents milieux socio-économiques ont en effet été impliqués dès le début dans la création
des différentes sections du Maori Party. La réponse du gouvernement à la décision de la cour dans l’affaire de l’estran et des
fonds marins et les interventions des nationaux ne sont pas étrangers à cette situation puisque ces événements eurent pour effet
de polariser l’opinion publique selon des lignes ethniques ou
raciales (Miller 2005: 167 ; Walker 2004: 381-382).
Barber (2005) a montré que, depuis 2003, les débats ont
soulevé des questions en termes constitutionnels et d’assistance
socio-économique, lesquelles ont contribué à diminuer les divisions au sein de la population dominante en favorisant l’union
des classes. En effet, les classes populaires et les promoteurs de
projets de développement économique en vinrent tous à voir les
Māori comme un groupe privilégié, parce qu’ils étaient l’objet
d’un traitement « spécial » sur différents plans. D’abord, dans le
cadre de la politique de biculturalisme et de la reconnaissance
du Traité de Waitangi, les Māori sont les principaux bénéficiaires
des mesures socio-économiques visant à diminuer les disparités
dans des domaines comme la santé, l’éducation et l’emploi. Ces
mesures font l’envie des classes populaires qui voudraient bien
profiter des mêmes, d’autant plus que leur pouvoir d’achat s’est
détérioré depuis les réformes néo-libérales des années 1980 et
que, parallèlement, le coût de la vie a augmenté. Ensuite, les
Māori bénéficient de droits particuliers (reconnus ou potentiels)
sur les différentes ressources naturelles du pays convoitées par
les promoteurs, mais aussi nécessaires à tous les travailleurs dont
les fonctions sont directement liées à l’exploitation de ces ressources. Eric Schwimmer remarquait d’ailleurs ce qui suit :
Toute cette lutte autour des plages et fonds marins n’est
pas que symbolique, car les Pakeha, surtout ceux de la
87
classe populaire, pêchent et ramassent des crustacés
depuis toujours ; c’est une ressource pour eux. Ils se
fâchent contre la concurrence déloyale, celle de proférer
des discours généalogiques et raciaux dans le but de
monopoliser une ressource (communication personnelle,
septembre 2005 ; italiques par l’auteur).
Dans cette situation, des protagonistes comme le National
Party ont exploité ce que Miller (2005: 154) qualifie de ressac
(backlash) conservateur croissant, un phénomène qu’on observe
à la même période parmi les populations dominantes de plusieurs pays occidentaux – dont le Canada, les Etats-Unis, l’Australie8, la Norvège et la Suède – et qui est facilement stimulé par
des arguments raciaux. Ce phénomène s’exprime, entre autres,
par le rejet de toute forme de discrimination positive, celle-ci
étant interprétée comme une injustice sociale, un racisme
inversé. Barber (2005) soutient que ces discours sont délibérément développés pour fournir aux sentiments anti-autochtones
une aura de légitimité puisque s’il est politiquement incorrect
d’être contre les droits et revendications autochtones, il est toujours bien vu de s’opposer à toute forme de racisme.
Dans le cas néo-zélandais, à tout le moins, la rhétorique qui
recourt à des arguments raciaux tend à obscurcir les enjeux de
8
Un ressac conservateur était évident en Australie sous le gouvernement Howard.
En 2007, une politique très interventionniste avait été mise en place visant les Aborigènes. Celle-ci avait pour but d’assurer un plus grand contrôle sur eux et prévenir,
par exemple, les abus d’alcool et la violence par, entre autres mesures, une présence policière accrue. Le gouvernement travailliste élu fin 2007 semblait pourtant
vouloir renverser cette tendance. Le Premier ministre australien Kevin Rudd a fait
un pas important dans cette direction en présentant des excuses à la « Stolen generation » le 13 février 2008 et en renonçant aux mesures du gouvernement précédent. En avril 2009, le gouvernement australien a finalement donné son appui à la
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones alors que le
gouvernement précédent avait voté contre l’adoption de la Déclaration à l’ONU
(avec le Canada, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis) en septembre 2007.
88
N°330 • Décembre 2013
compétition matérielle réelle, en faisant croire que la compétition est uniquement symbolique. Eric Schwimmer faisait de
plus remarquer que, dans cette affaire,
les classes populaires des deux ethnies de la NouvelleZélande sont également les dindons de la farce. La
concurrence autour des coquillages est interprétable
comme de la mystification agencée au nom des intérêts
des grandes compagnies internationales. Après tout, qui
s’est vraiment approprié les fruits de mer de la Nouvelle-Zélande ? Ni les Pakeha ni les Maori n’en mangeront, mais les élites du Japon, de la Chine, des
Etats-Unis. Les fruits de mer sont rares à cause des
exportations. (communication personnelle, septembre
2005).
Il est donc important de situer la controverse néo-zélandaise dans le contexte de la crise mondiale dans la distribution
de la production maritime (pour l’apport de l’anthropologie
maritime sur cette question, voir, entre autres, Schwimmer
2001c ; et Schwimmer, Houle, Breton, 2000).
Du reste, tous ces facteurs combinés accentuèrent les différences ethniques et diminuèrent les distinctions entre d’autres
divisions, notamment les différenciations internes, tant au sein
de la population majoritaire que du groupe minoritaire9. Cette
polarisation de la société néo-zélandaise contribua par ailleurs
à alimenter la compétition symbolique (Schwimmer, 1972)
entre Māori et Pākehā – la population aux origines principalement européennes (nous reviendrons sur ce point plus loin).
Depuis le début de 2003, la suite des événements mit aussi en
place les conditions pour une importante mobilisation māori
dans l’espace public et une prise de conscience parmi les Māori
9
Ceci ne veut pas dire que les divisions internes n’existent plus, mais leur importance a diminué, même à l’abri du regard public.
89
de leur situation de minorisés, ce qui s’accompagna d’une politisation accrue. Cela se dégageait clairement des entrevues
menées auprès des Māori à partir de 2005. Nous pouvons alors
logiquement penser que la diminution des différentiations
internes propres à la population minoritaire stimula la mobilisation de ceux qualifiés par Miller de « mainstream Māori »
(2005), et que j’appelle plutôt les Māori « ordinaires » (Gagné
2013).
Cependant, selon ce que m’ont dit des membres du Maori
Party au début de 2005 – et cela va dans le sens de l’analyse de
Miller (2005: 57) –, plusieurs opinions coexistaient (et s’affrontaient) à l’intérieur du parti. D’une part, les membres s’interrogeraient à savoir si la plate-forme électorale devait interpeller
seulement les Māori ou être formulée de façon à pouvoir également attirer l’appui de non-Māori. D’autre part, d’importantes
questions portant sur la viabilité du parti, son pouvoir réel au
parlement et sur la coexistence entre Māori et non-Māori au
sein de l’Etat étaient discutées et différentes stratégies étaient à
l’étude. Par exemple, il aurait été question de créer un parti
jumeau s’adressant à la population dominante et même de créer
plusieurs partis alliés représentant les autres minorités ethniques. Certains membres du parti doutaient de la possibilité de
convaincre des non-Māori d’adhérer à un parti si clairement
identifié à la population autochtone compte tenu de son nom, et
ce, même s’il s’agissait de parents ou d’alliés proches et de
longue date. Quoi qu’il en soit, selon ce que j’ai entendu à un
rassemblement du parti qui se tint à Auckland Sud le 20 février
2005, le message était clair : le parti était en place pour agir
dans l’intérêt de ses partisans – Māori ou non – et pour le bien
d’Aotearoa-Nouvelle-Zélande dans son ensemble, malgré le fait
que ses représentants ont pour mandat de défendre les intérêts
māori et de contrer tout retour en arrière. Le site internet du
parti, comme son programme électoral, indiquait d’ailleurs clairement que ses représentants travaillaient « for the benefit of all
90
N°330 • Décembre 2013
citizens of this land »10. Nombreux étaient ceux, parmi les rangs
du parti, qui sentaient qu’il pouvait être dangereux politiquement de trop mettre l’accent sur les différences ethniques et le
séparatisme; d’autres pensaient encore que le Maori Party
devrait s’allier à d’autres groupes marginalisés et lutter en
faveur d’intérêts communs en vertu de la classe sociale. Les différentes options discutées au sein du Maori Party ainsi que la
stratégie faisant en sorte de se montrer ouvert illustrent bien les
idées mises de l’avant par Schwimmer (2003: 171). Selon ses
observations, il y aurait deux types de stratégies possibles pour
les leaders de populations minorisées : 1) la « stratégie de la
fronde », qui consiste à s’opposer à l’Etat et à la population
majoritaire et à se rebeller contre eux ; 2) la « stratégie des coopérants », qui consiste à collaborer et à négocier avec eux. Le
premier type de stratégie attire rapidement l’attention des
médias qui qualifient ses protagonistes d’extrémistes et considèrent que leur objectif est la retribalisation11. Historiquement,
l’Etat évite tout dialogue avec des représentants de cette
méthode. Il a toujours traité avec le leadership modéré. On doit
se rappeler que c’est l’Etat qui sélectionne les interlocuteurs
avec qui il établit le dialogue (Schwimmer 2003 : 172).
10
11
Voir http://maoriparty.com (page consultée le 15 septembre 2005).
Ce terme peut revêtir plusieurs sens selon Schwimmer : « 1) la remise en question par les Māori de leur vision de leur propre identité, donc une pratique idéologique, l’auto-critique des contradictions sous-jacentes à leur expérience
vécue ; 2) les études faites pour guider leurs enfants : une pratique d’apprentissage cognitive, de la transmission de connaissances » (2003: 171). Rata ajoute
une autre définition au mot, soit la reviviscence des structures sociales « traditionnelles » dans une visée idéologique néotraditionaliste qui « embraces primordial ties of tradition and community, and hierarchies of birth and status » (2004b:
59), dans le but de revendiquer un statut politique particulier qui n’est pas sans
avoir d’importantes implications économiques (surtout pour les élites du mouvement, selon Rata). Dans le présent contexte, le terme revêt le sens de la pratique idéologique identifiée par Rata (2000, 2003a, 2003b, 2004b) et prend un
sens péjoratif.
91
Le Waitangi Day de février 2005 se passa sans anicroche et
de façon remarquablement sereine – ce qui contrastait avec les
années précédentes. Il était clair que les Māori avaient mis en
place une stratégie pour montrer leur ouverture et pour éviter
les éléments pouvant être interprétés comme radicaux par les
médias. Avec les élections de 2005 prévues pour septembre, le
Maori Party était déjà en mode préélectoral. La première ministre Helen Clark refusa toutefois de se rendre au « traditionnel »
powhiri (cérémonie d’accueil) à Waitangi étant donné les événements de l’année précédente. De son côté, Don Brash, qui
était aussi en précampagne, assista finalement à l’événement,
contrairement à ce qu’il avait annoncé au départ.
Pour les élections du 17 septembre 2005, le Māori party
présenta 35 candidats pour les sièges généraux et 7 candidats
pour les sièges māori12, en plus des candidats sur sa liste de
parti. Quatre candidats ont finalement été élus, dont les deux
co-leaders du parti.
Les sentiments d’enthousiasme et d’unité parmi les Māori
étaient toujours très présents lorsque j’étais sur le terrain au
début de 2005 et à la fin de 2008. Partout, on trouvait différents
symboles de la fierté et de l’unité māori – comme le drapeau de
tino rangatiratanga (souveraineté māori). Tous ces symboles
étaient plus visibles que jamais, même parmi les Māori « ordinaires » avec qui j’ai travaillé lors de mon premier séjour sur le
terrain en 2001 et 2002, ce qui n’était pourtant pas leur habitude
à l’époque. Ces sentiments ont forcément été stimulés par les
nombreux succès māori observés dans divers domaines au
cours des dernières années, voire des dernières décennies. Pensons seulement au lancement du nouveau réseau de télévision
māori le 28 mars 2004 ; aux nombreuses réussites et améliorations dans les champs de l’éducation māori, de la revitalisation
de la langue, de la représentation māori au gouvernement et
12
Voir http://www.electionresults.govt.nz/ (page consultée le 27 septembre 2005).
92
N°330 • Décembre 2013
dans l’administration sous la politique officielle de biculturalisme, dans les arts et la littérature, et dans les affaires, en particulier dans les domaines des pêches, des services de santé et
de la radio commerciale (voir Schwimmer 2001b, 2001c, 2003,
2004a, 2004b ; Schwimmer, Houle et Breton 2000 ; mais aussi,
entre autres, Belich 2001 ; Durie 1998; Walker 2004). Au cours
des dernières années, les Māori sont devenus des compétiteurs
réels ou de compétents collaborateurs dans plusieurs domaines.
compétition symbolique et concurrence réelle
Eric Schwimmer13 a publié en 1972 un article portant sur
ses recherches comparatives menées dans les années 1950 et
1960 chez les Māori, et en 1964 et 1965 parmi trois nations
autochtones de l’Ouest du Canada. Dans cet article, il montre
que dans les Etats où est véhiculée l’idée d’une égalité idéologique entre les groupes composant la population, mais où s’exprime, dans les faits, une hiérarchie entre les deux groupes et un
déséquilibre tant économique que politique en faveur du groupe
majoritaire, se développent deux types d’idéologies au sein de
la population minoritaire. Un premier type d’idéologie établit
une disjonction faible entre les deux groupes, qui favorise une
concurrence réelle, dans des domaines où le groupe minoritaire
dispose des moyens pour concurrencer le groupe majoritaire. Un
deuxième type d’idéologie, toujours selon Schwimmer (1972),
se développe quand les conditions nécessaires permettant
13
Eric Schwimmer est anthropologue. Néerlandais d’origine, il vécut en NouvelleZélande pour ensuite s’établir au Canada. Il fut professeur au département d’anthropologie de l’Université Laval à Québec pendant la majeure partie de sa
carrière. Ses travaux ont porté sur les processus de décolonisation et sur la
coexistence entre populations minoritaires et majoritaires. Eric Schwimmer s’est
intéressé à la décolonisation, à la coexistence et au nationalisme chez les Māori
de Nouvelle-Zélande, les Orokaiva de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Amérindiens du Canada, les Québécois et les Basques. Eric Schwimmer est le père de
l’idée du « biculturalisme » en Nouvelle-Zélande. J’y reviendrai plus loin. Pour
plus de détails sur sa biographie et son œuvre, voir Gagné et Campeau (2008).
93
une concurrence réelle ne sont pas réunies. Ce type d’idéologie
« proclame un séparatisme spirituel, repousse comme débilitant
tout contact avec les Blancs, et dresse une image de l’identité
collective indienne où celle-ci représente la pureté primordiale
et les Blancs représentent la pollution » (Schwimmer 1972:
117). Cependant, quand les relations entre la population minoritaire (dans ce cas, la population autochtone) et la population
majoritaire (les Blancs ou la population d’ascendance à prédominance européenne) s’améliorent, la compétition symbolique
est rapidement remplacée par une compétition réelle ou par une
collaboration ou un dialogue dans des champs où des valeurs et
des causes similaires sont partagées14.
Selon l’argumentation d’Eric Schwimmer de 1972, le séparatisme qui va de pair avec le développement d’une idéologie
de compétition symbolique s’établit surtout sur la base de différences ethniques et contribue à accentuer ces différences. Lors
d’une conversation que j’ai eue avec le professeur Schwimmer
en juin 2005, il nuançait sa pensée de l’époque en précisant que
ce modèle est inadéquat sur au moins un point : le facteur ethnique est insuffisant pour justifier le développement des idéologies. Doivent aussi être prises en considération les
convergences et les divergences quant aux valeurs fondamentales entre les groupes, ainsi que le contexte historique. Eric
Schwimmer donnait l’exemple suivant :
Ainsi, une bonne partie des colons andalous envoyés par
Franco au Pays basque se solidarisent – culturellement,
14
Pour un résumé plus détaillé de l’article de Schwimmer (1972) et pour une synthèse de ses références théoriques, voir Bariteau (2008). Spécifions aussi qu’en
1972, Eric Schwimmer parlait seulement de compétition et non de collaboration
ou de dialogue, une précision qu’il a apportée en mars 2005 au cours d’un
échange de courriels. La collaboration ou le dialogue sont possibles grâce au
partage de certaines valeurs entre partenaires plus ou moins considérés comme
égaux dans des domaines précis, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans des
situations de compétition.
94
N°330 • Décembre 2013
linguistiquement, politiquement – avec les Basques plutôt qu’avec le gouvernement fédéral, car leur conscience
de classe l’emporte sur leur conscience ethnique. Au
Québec, les immigrants haïtiens se solidarisent pareillement avec le souverainisme québécois, car ils se rappellent leur histoire comme colonisés et leur propre lutte
pour l’indépendance nationale (communication personnelle, septembre 2005).
De plus, comme il le soulignait en 2003 :
[La] convergence n’est pas donnée d’emblée mais peut
se développer graduellement si l’Etat réussit à créer des
institutions communes, perçues par les nations périphériques comme favorables à la coexistence. Dans les cas
contraires, malgré toutes les négociations, les périphéries se trouvent de plus en plus mal à l’aise dans leurs
Etats dominants (Schwimmer 2003: 160).
Cette situation favorise le développement d’une compétition symbolique. Il faut pourtant insister sur l’idée selon
laquelle la compétition n’est jamais simplement symbolique :
elle est toujours liée à des asymétries tant politiques qu’économiques, et donc aux possibilités de concurrence réelle.
Suivant cette argumentation de Schwimmer, et à la lumière
des développements māori sur les plans économique et politique, et de la politique biculturelle en vigueur depuis le milieu
des années 1970, on pourrait poser l’hypothèse suivante : la
compétition symbolique s’est de beaucoup amoindrie en Nouvelle-Zélande au profit d’une concurrence réelle ou d’une collaboration ou, à tout le moins, d’un dialogue rendu possible par
le fait que les relations sont moins inégales qu’auparavant, ce
qui permet des rapports parfois amicaux, parfois tendus. Or, si
la compétition réelle a augmenté dans plusieurs champs,
comme nous l’avons vu, d’autres facteurs ont influencé les
95
relations de groupes et poussé la compétition symbolique vers
la même tendance générale – même si ce n’est pas toujours le
cas et que cela ne se fait pas de façon uniforme.
Comme je l’ai mentionné, du côté māori, la réaction en
termes ethniques, mais aussi, et de façon très importante, en
termes d’autochtonie découle de la menace du multiculturalisme et du républicanisme qui ont pris plus d’importance dans
les discours du gouvernement, des différents partis politiques et
de la population majoritaire au cours des dernières années –
bien sûr, d’autres facteurs sont aussi en cause, comme les processus systémiques mondiaux (voir Friedman 1994, 2001,
2003, 2004). Rappelons à nouveau ici que ces différentes
options politiques menacent de placer les Māori dans la même
catégorie que n’importe quel autre groupe d’immigrants ou
n’importe quel autre citoyen. La réaction en termes d’autochtonie devient alors une protection contre cette possibilité,
puisqu’ils sont les seuls à pouvoir revendiquer l’appartenance à
cette catégorie particulière.
Avant 2003 et les événements que je viens de relater, les
Māori – et les Néo-Zélandais en général – mettaient moins l’accent sur le séparatisme, même si cette option prenait une certaine importance de façon périodique, selon les contextes
sociohistoriques. En fait, depuis 1999, le gouvernement travailliste sous Helen Clark a généralement été reconnu pour promouvoir le dialogue, la conciliation, les valeurs communes.
Comme nous l’avons vu précédemment, il existait une entente
plus large entre les principaux partis politiques nationaux depuis
le Treaty of Waitangi Act de 1975, qui établit le Tribunal de
Waitangi et redirigea l’attention sur le traité du même nom.
Rappelons que ce traité est interprété comme établissant un partenariat entre deux peuples, les Māori et les Pākehā. Sur cette
base, il est largement considéré comme le document fondateur
de la Nouvelle-Zélande – même si ce n’est pas sans avoir soulevé de nombreux malentendus à travers l’histoire (voir, par
96
N°330 • Décembre 2013
exemple, Kawharu 1990). C’est la reconnaissance de ce partenariat qui a aussi permis de mettre en avant les politiques de
biculturalisme, ce qui mena également aux règlements et aux
accords relatifs aux revendications liées à la violation du Traité
de Waitangi dans les années 1990. En réalité, selon Schwimmer
(1999), l’année 1975 marque le commencement du miracle de
la décolonisation15. Au départ, la juridiction du tribunal était
limitée aux revendications liées à des violations du Traité étant
survenues après 1975. Cependant, à partir de 1985, le Treaty of
Waitangi Amendment Act a étendu son pouvoir à toutes les
revendications liées à des violations survenues depuis la signature du Traité en 1840. On attribue au Tribunal de Waitangi le
changement, où les vastes manifestations publiques, les occupations de terres et les marches firent place à une période qualifiée de plus « introvertie » de conciliation et de dialogue entre
les deux partis, Māori et non-Māori (Meijl 1994, 1997; Douglas
1991; Poata-Smith 1996). Sullivan écrit que « [overall], the
1980s can be characterized as the decade of recognition and
litigation. Historical grievances were recognized and legitimized by the state. » (2003: 228). Pour sa part, Schwimmer analyse ces changements comme directement liés à des
transformations sur le plan des relations entre minorité et majorité, ce qui conséquemment entraîne un changement d’attitude
au sein de la population dominante et du gouvernement : « the
sense of Māori identity since 1975 […] flowed directly from the
15
Il faut cependant mentionner que la création du Tribunal de Waitangi a été vue
par certains comme un outil servant les intérêts de l’Etat (voir, par exemple,
Webster 1998; Melbourne 1995; Durie 1998; Kelsey 1991). Pendant les années
1980, il semble pourtant que le Tribunal devint une menace réelle pour l’Etat et
la société dominante plus généralement. Le gouvernement changea alors de
stratégie et évita autant que possible de passer par le Tribunal en négociant
directement avec les collectivités māori. Cette approche, qui n’était pas à l’avantage des tribus et familles moins nanties, conduisit à plusieurs mésententes au
sein de la population māori quant à la distribution des ressources (Durie 1998;
Melbourne 1995; Webster 1998; Sullivan 2001).
97
change in Pākehā response to Māori claims. » (2004a: 246).
Suivant sa thèse de 1972, il précise que « [if] changed power
relations can lead to a major change in Māori “figured
worlds”[16], one may well argue, with Bourdieu and Foucault,
that power relations are fully determinative of figured worlds
[et des idéologies] » (2004a: 247). Sur les scènes nationales et
internationales, on mettait aussi tout en œuvre pour que la Nouvelle-Zélande soit vue comme une nation biculturelle, et pour
projeter une image biculturelle du pays.
Toute l’histoire des luttes māori, de leur affirmation et de
leur résistance doit certes être comprise dans le contexte plus
large des relations entre minorité et majorité, mais aussi dans
un contexte plus global. Par exemple, prenons la période débutant dans les années 1970, qui correspond à une montée de l’activisme17 māori, mémorable pour ses importantes manifestations
et occupations de terres, et maintenant connue comme la
Renaissance culturelle māori. Cette période historique pour la
Nouvelle-Zélande doit être analysée, selon Poata-Smith (1996),
dans sa relation avec les mouvements à l’échelle du globe.
Cette époque, qui a suivi la chute du boom économique de
l’après-guerre, a vu naître les mouvements des Noirs, des
femmes, des gais et lesbiennes, ainsi que les mouvements de
libération dans les Tiers et Quart Mondes (Greenland 1991;
Smith 1999). A n’en point douter, l’urbanisation des Māori et la
concentration disproportionnée des travailleurs māori dans
16
Schwimmer utilise le concept de « figured world » en référence à Holland, Lachicotte, Skinner et Cain (1998). Dans leur livre, ils définissent ce concept de la
façon suivante: « socially and culturally constructed realm of interpretation in which
particular characters and actors are recognized, significance is assigned to certain
acts, and particular outcomes are valued over others » (1998: 52).
17
Par « activisme », je parle d’implication dans des groupes ou des mouvements
politiques ou sociaux à l’échelle de la communauté et au-delà. Ce terme ne doit
en aucun cas insinuer, comme c’est souvent le cas lorsqu’il est utilisé par les
médias néo-zélandais, que les activistes sont des personnes dont les actions
sont illégales. Si elles peuvent l’être, cela est certainement l’exception.
98
N°330 • Décembre 2013
l’industrie primaire et les manufactures ont rendu leur pauvreté
et leurs conditions de marginalisation plus apparentes, ce qui
stimula aussi la mobilisation māori (Pearson 1994; Sissons
1993; Meijl 1997; Webster 1998; Walker 1996).
Au cours de la période suivante, que certains qualifièrent
d’ « introvertie »18, en plus du contexte national de conciliation,
le désengagement général global des mouvements sociaux et
des protestations publiques semble avoir affecté les Māori. Certains ont pourtant commencé à parler de signes de changement,
dans le sens d’une remobilisation ou d’un activisme accru, en
particulier si on pense aux mouvements anticapitalistes et antimondialisation depuis les protestations de 1999 lors du sommet
de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle; aux mouvements contre la guerre en réaction à l’intervention militaire
en Irak et en Afghanistan et contre les politiques antiterroristes
dans les lendemains des événements du 11 septembre 2001;
ainsi qu’aux mouvements pour la protection de l’environnement en réaction au réchauffement climatique et aux menaces
écologiques qui en découlent. Cependant, même si les Māori
furent moins actifs dans les groupes et mouvements sociaux et
politiques, et même s’ils eurent moins souvent recours aux protestations publiques, manifestations, marches et occupations de
terres durant les années 1980, 1990 et le début des années 2000,
préférant se concentrer sur la redécouverte et la revitalisation de
la culture māori – une tendance qui s’accompagna d’actions du
gouvernement en vue de légitimer les traditions et la culture
18
Dans la même logique, on pourrait aussi qualifier la période ayant précédé la
Renaissance culturelle d’« introvertie », puisque les Māori misaient davantage
sur la conciliation, sur une tactique d’accommodation (Allen 2002), dans une
période où les relations avec la majorité étaient précaires, de par leur caractère
colonial et rigide, et dans un contexte où la culture et la langue māori étaient
menacées. La discrétion était alors de mise. Voir Allen (2002) et Schwimmer
(2004b) pour une analyse de cette situation dans le champ de la littérature
māori.
99
māori –, ils n’étaient pas désengagés de la lutte pour les droits
et l’autonomie māori. La mobilisation était toujours présente,
mais elle arborait de nouvelles formes et s’exprimait différemment (voir Gagné 2013). La lutte prenait place sur une base
quotidienne au marae et dans certains lieux urbains, lesquels
devenaient des sites importants de rencontre et de soutien pour
les Māori, leurs amis et leurs alliés non Māori, et ce, à tous les
niveaux (social, économique, culturel, spirituel). La lutte se faisait aussi à travers le (ré-)apprentissage des traditions et de la
langue māori, par des recherches généalogiques, en portant sur
soi les différents signes de l’identité māori. En mettant l’accent
sur l’éducation, la santé, la justice, l’amélioration des conditions
socio-économiques et le développement culturel, les Māori se
sont ouvert de nouvelles portes sur la participation sociétale et
le plein engagement dans le monde plus large. La lutte qui a
pris place pendant cette période – et qui se poursuit encore
aujourd’hui – fait partie de la création et de l’élargissement des
espaces māori et de l’intériorisation, sous les conditions de vie
contemporaines (et souvent urbaines), des univers de sens
māori, « traditionnels » et dominants. Cette situation permet le
biculturalisme – ici au sens de la capacité de prendre part à
deux univers de sens principaux – et permet aux Māori de s’engager dans ces univers de façons hétéroglossiques. La lutte ne
visait donc pas simplement à former des Māori « ethniques »,
mais à permettre aux Māori de participer à la société plus large
à titre de citoyens biculturels, polyvalents et actifs à travers une
variété de modes d’être19.
Pour les leaders māori, la lutte se tenait aussi devant les tribunaux et lors de différents forums de négociation organisés à
tous les niveaux du gouvernement et de la bureaucratie. En fait,
un facteur important a contribué à mettre l’accent sur l’ethnicité
19
Voir aussi Schwimmer (2003, 2004a, 2004b) pour des exemples de citoyens
māori biculturels, hétéroglossiques et créatifs.
100
N°330 • Décembre 2013
à mesure qu’on se rapprochait de la période actuelle : l’encadrement légal de la propriété māori au début des années 1990, dans
un contexte de décentralisation gouvernementale et des accords
en vue de compensations dans le dossier des revendications
liées aux violations du Traité de Waitangi. Ce processus, qui est
souvent analysé comme une délégation de pouvoir plutôt
qu’une véritable autonomisation, a en effet été remis en question comme étant une autre stratégie du gouvernement dans la
logique du célèbre adage « diviser pour régner ». Cette situation
illustre clairement comment les stratégies que promeuvent les
membres du parlement et la population majoritaire plus généralement influencent directement la compétition symbolique
ainsi que la dynamique interne à la population minoritaire. Mais
voyons comment.
Ce processus complexe d’encadrement légal de la propriété
māori comporte plusieurs éléments : 1) la reconnaissance par
l’Etat néo-zélandais des tribus comme legal corporate entities
(sociétés ou compagnies) et la participation active concomitante
des représentants des tribus à la retribalisation ; 2) le renforcement de l’autorité et de la légitimité des tribus comme héritières
des ressources et des connaissances traditionnelles ; 3) le nouvel
accent mis sur le sang et l’ascendance comme unique critère
d’accès aux propriétés et aux bénéfices. Ce processus d’essentialisation a été davantage marqué à mesure que la retribalisation progressait, que de nombreuses revendications devant les
tribunaux en découlèrent, que des moyens et modes traditionnels de production furent mis aux services d’entreprises fonctionnant sur la logique capitaliste et que les généalogies furent
bureaucratisées (Rata 2000). Cela eut l’effet de stimuler les
recherches généalogiques et de pousser à un contrôle plus étroit
de leurs listes de membres par les autorités tribales. Se produisirent alors toutes sortes de désaccords et de divisions au sein
des familles et des tribus.
101
En pratique, dans le contexte général de l’encadrement
légal de la propriété māori par l’Etat, une rhétorique très politisée à propos de qui est un Māori « réel », « vrai » ou
« authentique » s’est développée. Différents critères sont utilisés pour déterminer si oui ou non une personne est un « vrai »
Māori, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas assimilé, fragmenté, urbanisé, déconnecté de sa tribu et de ses racines. Cette
rhétorique a suscité des divisions internes supplémentaires
chez les Māori. Par exemple, les Māori dits « urbains », soit les
Māori vivant en ville qui s’identifient comme Māori sans se
réclamer d’une tribu particulière (contrairement aux Māori dits
« tribaux »), ont intenté des poursuites en justice de façon à
établir leurs droits aux ressources, remettant ainsi en question
la légitimité exclusive des tribus, telle qu’elle est établie par
l’Etat. L’affaire des pêcheries, qui se rendit à deux reprises
devant le Privy Council de Londres, est un exemple très connu
de ce processus qui ne fut finalement pas couronné de succès
pour les Māori urbains. En effet, les Māori urbains furent désavantagés par le Treaty of Waitangi Fisheries Settlements Act
de 1992 puisque Te Ohu Kai Moana, la Commission des
Pêcheries, qui avait la tâche complexe de concevoir une formule de redistribution, convint que les Māori urbains n’avaient
pas droit aux quotas de pêche, les tribus « traditionnelles »
étant les seuls bénéficiaires. Cette décision fut reconfirmée à
trois reprises en 1998, 1999 et 2002 par différentes cours de
justice (voir, parmi d’autres, Durie 1998; Rata 2000; Schwimmer 2001c, 2004a; Schwimmer, Houle et Breton 2000 ; Meijl
2003; Walker 1996 et 2004). Il semble cependant que les événements récents entourant l’estran et les fonds marins aient
contribué à colmater d’importantes divisions parmi les Māori :
ils leur permirent de surpasser non seulement les différences
tribales qui avaient été renforcées dans les années précédentes,
mais aussi les divisions entre Māori dits « tribaux » et Māori
dits « urbains ». Ainsi, alors que la controverse entourant les
102
N°330 • Décembre 2013
pêcheries eut l’effet de diviser les Māori, la dynamique créée
avec la controverse sur l’estran et les fonds marins semble
avoir engendré des processus unificateurs.
Le pouvoir et l’impact de cette rhétorique à propos de l’authenticité māori se sont intensifiés au cours des vingt dernières
années, avec l’encadrement légal de la propriété et la retribalisation qui y fut associée. Cette situation a aussi participé à
consolider les distinctions entre les « deux mondes », un māori
et l’autre, pākehā, renforçant ainsi la compétition symbolique,
tout en mettant en place les conditions rendant possible la forte
mobilisation des Māori de tous les milieux : les événements de
2003 et 2004 marquèrent un tournant. Du côté māori, dans les
limites mises en place par l’Etat, l’insistance sur ces distinctions
est liée à une double stratégie : 1) les distinctions sont utilisées
pour affirmer une identité culturelle et consolider le monde
māori ; et 2) elles visent à établir des coalitions et des alliances,
à l’intérieur même du monde māori, mais aussi avec d’autres
groupes minoritaires, à l’intérieur comme à l’extérieur de la
Nouvelle-Zélande, comme d’autres populations minorisées ou
autochtones dans le monde. La dichotomie fonctionne donc
comme une stratégie politique et comme un outil pour exercer
un certain pouvoir et délivrer des messages idéologiques.
Divers intérêts et diverses questions de contrôle sont clairement
en jeu sur différents plans.
Ce processus est renforcé par diverses pratiques de l’Etat,
qui exigent souvent que les Māori, la représentation qu’ils donnent d’eux-mêmes et leurs propositions et projets soient
« authentiques » (ou du moins qu’ils en donnent l’impression
de façon convaincante). L’idée d’une « culture nationale
authentique », comme Schwimmer le souligne, a de longues
racines dans la doctrine moderne de la « nation » :
C’est bien le conquérant, plutôt que la communauté
conquise, qui interprète l’idée de la nation selon la doctrine de Herder et de Fichte : la doctrine selon laquelle
103
la culture est une essence éternelle, présente dès son origine ténébreuse, se manifestant dans le discours du sage
accrédité (2003: 169).
Selon Schwimmer (2003: 169), cette doctrine invite – sinon
oblige – les leaders māori et les négociateurs à personnifier
cette essence et à lutter pour elle20. Ce processus d’essentialisation est renforcé par les médias (māori et dominants) et par certaines catégories de personnes (māori et non māori) qui ont des
intérêts économiques et politiques dans les processus décrits
précédemment. Rata (entre autres, 2000, 2003b) suggère qu’une
bourgeoisie māori – et plus largement autochtone (Friedman
2001, 2003, 2004) – montante se forma dans les années 1980 à
travers le processus menant aux accords liés aux revendications
logées au Tribunal de Waitangi. Ces processus favorisèrent les
représentants des entreprises tribales et d’intérêts commerciaux
māori (Poata-Smith 2004; Rata 2000). Cette bourgeoisie
imposa sa vision et prit le contrôle des ressources nouvellement
restituées, à la fois en contrôlant le capital et en maintenant la
structure conique de classe. Schwimmer (2003: 167), tout
comme Chapple (2000), avance aussi que les Māori se divisent
de plus en plus en classes sociales. Cependant, il est nécessaire
de comprendre que ces Māori qui forment certains types
d’élites ou de leaders jouent un rôle extrêmement important
dans les relations entre les Māori et l’Etat : celui de gardiens de
l’ordre symbolique et social. En effet, ils font cela par la transmission culturelle qu’ils assurent et qui bénéficie à tous les
20
Schwimmer soutient pourtant que, dans le cadre de la coexistence entre minorité et majorité, « la lutte pour l’essence serait une erreur, en tant qu’elle installerait une machine à paroles obscurcissante, vouée à l’usure rapide, […] au lieu de
se baser sur une relation en mutation continue, où les partenaires sont tenus à
entériner toute modification sociale amenée par la gestion rationnelle des patrimoines de l’un et l’autre » (communication personnelle, septembre 2005).
104
N°330 • Décembre 2013
Māori21. Schwimmer (2003 : 169) explique que le rôle de ces
élites ou leaders consiste à partager leurs connaissances avec la
population générale et à transmettre les messages de la population minoritaire à l’Etat. Ainsi doivent-ils convaincre l’Etat de
leur authenticité en ce qui concerne leur statut comme représentants, leur habileté à véhiculer les sentiments et les désirs populaires de la population minoritaire, et leurs connaissances sur la
culture et l’histoire. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains intellectuels māori, qui forment maintenant une classe
moyenne (Rata 2000), ont cultivé, développé et protégé une
connaissance spécialisée ainsi que des champs particuliers de
recherche et d’expertise (voir, par exemple, Webster 1998; Rata
2002, 2004a). L’idée quasi inévitable d’une identité māori prétendument « authentique » ou « plus réelle », et la tradition
revendiquée et affirmée de différentes façons et dans différents
contextes par ces différents groupes sont un objet politique
puissant et un outil important dans les négociations parmi les
21
Notons qu’il n’y a pas toujours entente entre les élites ou leaders et que la compétition est aussi présente à ce niveau. Comme l’écrivait Schwimmer (2000: 16),
« la politique māori est toujours celle d’un peuple tribal qui se méfie du pouvoir
unitaire quel qu’en soit le niveau. Il n’y a de pouvoir unitaire ni dans la tribu ni –
évidemment – au niveau ‘pan-tribal’ ». Il faut d’ailleurs mentionner que certaines
tribus plus petites ou plus pauvres ont été moins bien représentées au Tribunal
de Waitangi et ont pu moins profiter de ses retombées (Durie 1998; Webster
1998; Levine 2005). Les processus de revendications ont aussi encouragé
diverses relations de compétition pour l’accès exclusif aux ressources dans et
entre les tribus (Poata-Smith 2004). Les Māori urbains qui ne se revendiquent
pas directement d’une tribu ont aussi été exclus de plusieurs mesures de compensation et de redistribution, entre autres, dans l’affaire des pêcheries que
nous avons déjà mentionnée. Dans cette affaire, les actifs māori en matière de
pêche ayant été octroyés dans une logique de développement capitaliste, certaines tribus furent aussi handicapées par rapport à d’autres, ne jouissant pas
des mêmes moyens financiers pour participer au développement proposé
(Levine 2005 ; Poata-Smith 2004 et, pour des détails, voir, entre autres, Rata
2000 ; Schwimmer, Houle et Breton 2000). Ces processus de différenciation ne
sont pas sans créer ou exacerber des tensions entre les représentants des différents groupes.
105
Māori, mais également sur la scène publique dans les relations
avec la majorité et l’Etat. Friedman souligne avec raison que
ces élites ou leaders « are, after all, the focal point for political
unity and often political action as well, pivots in the competition
for funding and rights » (2004: 76). Schwimmer rappelle aussi
que :
Les événements clés inaugurant le mouvement souverainiste maori avaient tous cet aspect rassembleur où les
élites et les masses populaires exerçaient des rôles
essentiels et très actifs […]. C’étaient bien les élites qui
géraient l’exposition muséale internationale Te Maori :
Maori art from New Zealand collections (1984-1985),
un succès à tout casser […]. Pareillement, ce furent les
élites qui gérèrent les recherches et animèrent en 1975
la grande marche éminemment populaire à la défense du
Traité de Waitangi et de ce qui leur restait de leur patrimoine foncier. La plus grande réussite de cette coopération entre l’élite et les couches populaires a été sans
doute, parmi les Maori et ailleurs dans le monde, l’établissement des classes préscolaires pour la reviviscence
de leur langue vernaculaire (2003: 167-168).
L’histoire nous dira si la marche de 2004 en opposition à la
loi sur l’estran et les fonds marins aura été un événement clé.
Ajoutons qu’en pratique, les frontières entre les « deux
mondes », un māori et l’autre non māori ou occidental, sont
plus fluides qu’elles ne le paraissent à première vue et permettent diverses formes d’engagements dans les « deux » mondes,
et la coexistence avec des gens de divers milieux et identités.
L’opposition symbolique n’est donc pas totale, ne fait pas « système » et peut seulement être comprise comme « disconnected
scraps of ideology », comme le dit Schwimmer (1972: 145),
dans le contexte de relations de pouvoir entre des populations
majoritaires et minoritaires.
106
N°330 • Décembre 2013
Bilan de la controverse autour de l’estran
et des fonds marins et développements récents
Finalement, le 18 novembre 2004, le gouvernement passa
le Foreshore and Seabed Act qui accorda à l’Etat la propriété
absolue de toutes les sections de l’estran et des fonds marins
n’appartenant pas déjà à des intérêts privés. Cette loi hautement
contestée entra en vigueur le 17 janvier 2005. Le 12 mars 2005,
un rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination
raciale de l’ONU déclara le Foreshore and Seabed Act discriminant à l’égard des Māori, parce qu’il abolit la possibilité
d’établir des titres de propriété et des droits coutumiers sur l’estran et les fonds marins, qu’il prévient tout recours légal et qu’il
ne prévoit aucune forme possible de réparation ou de compensation. Toutefois, en vertu de la loi, les Māori peuvent revendiquer un droit coutumier pour être reconnus par la cour dans
certaines activités, utilisations et pratiques 22 . En 2006, un
deuxième rapport de l’ONU, celui du Rapporteur spécial sur la
situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales
des populations autochtones conclut que la loi devrait être abrogée ou amendée et que la Couronne devrait reconnaître les
droits inhérents des Māori à l’estran et aux fonds marins et prévoir un mécanisme de régulation afin de garantir l’accès libre
et gratuit au public sans discrimination (voir Mutu 2011).
Comme pour le précédent rapport, le gouvernement travailliste
tenta d’en réduire l’impact en le discréditant.
Dans le sillage de la controverse entourant l’estran et les
fonds marins, la campagne électorale précédant les élections du
17 septembre 2005 a porté sur les questions de fond suivantes :
la possibilité d’éradiquer les politiques et les subventions fondées sur le principe de la race ; l’établissement d’une date limite
pour résoudre toutes les revendications historiques liées à la
22
Voir http://www.justice.govt.nz/foreshore/pamphlet.html (page consultée le
19 septembre 2005).
107
violation du Traité de Waitangi23 ; le retrait de la mention au
Traité de la législation ; et l’abolition du Tribunal de Waitangi.
Le National Party, qui tenait les positions les plus radicales sur
ces questions, a perdu l’élection de septembre 2005 dans une
lutte très serrée avec le Labour Party, ce dernier ayant remporté
deux sièges de plus. Cette répartition des voix contribua à maintenir les tensions et à ouvrir les portes à une augmentation de la
compétition symbolique.
Il ne faut pourtant pas oublier qu’un effet important de la
controverse fut la création du Māori Party. Celui-ci fit élire
quatre députés aux élections de 2005 et cinq à celles de 2008.
En 2008, le Parti māori joignit la coalition qui permit au National Party de former le gouvernement, en association avec deux
autres partis mineurs. Une des conditions de l’entente fut de
revoir en priorité la loi sur l’estran et les fonds marins de
2004.24 Les rapports de l’ONU ainsi que les principes reconnus
dans la Déclaration sur les droits des peuples autochtones furent
utilisés par le Māori Party et les Māori plus largement pour
légitimer les protestations māori contre la loi et stimuler le soutien aux amendements à y apporter (Charters 2010). Une nouvelle loi a finalement été adoptée en mars 2011, le Marine and
Coastal Area (Takutai Moana) Act, rétablissant la possibilité
pour les Māori de faire appel aux tribunaux en vue de la reconnaissance de droits coutumiers sur les zones concernées.
23
En 2007, le Treaty of Waitangi Act fut finalement révisé. L’amendement a fixé au
1er septembre 2008 la date limite pour la soumission de revendications historiques – c’est-à-dire celles portant sur des violations du Traité par la Couronne
survenues avant le 21 septembre 1992 – au Tribunal de Wantangi. Depuis le 1er
septembre 2008, le Tribunal continue de traiter les revendications historiques
qui lui ont été soumises au plus tard à cette date et examine aussi les doléances
contemporaines relatives à des violations du Traité.
24
Voir le texte complet de l’entente à : www.maoriparty.org/index.php?pag=
cms&id=153&p=national-party-and-the-māori-party-agreement.html (page
consultée le 4 avril 2011). Voir aussi Mutu (2011).
108
N°330 • Décembre 2013
En plus d’avoir réussi à faire fléchir le gouvernement quant
au contentieux entourant la propriété de l’estran et des fonds
marins, le Māori Party a réussi à réaliser plusieurs gains importants pour les Māori depuis 2008 et à faire fléchir considérablement les positions du National Party dans plusieurs dossiers.
Entre autres, le gouvernement a approuvé en 2010 un programme d’appui aux familles défendu par le Māori Party,
Whānau Ora, qui se définit comme “an inclusive, culturallyanchored approach to provide services and opportunities to
whānau [familles étendues] and families across New Zealand”25. Le Māori Party s’est aussi servi de son alliance avec le
National Party pour exercer une pression en vue d’obtenir l’appui de la Nouvelle-Zélande à la Déclaration sur les droits des
peuples autochtones. Le gouvernement a finalement acquiescé
à la demande en avril 2010. Pita Sharples, coleader du Parti
māori, ministre des Affaires māori et ministre associé aux
Affaires correctionnelles et à l’Education, a fait l’annonce du
changement de position de la Nouvelle-Zélande au siège des
Nations Unies, dans le cadre de la session annuelle de l’Instance permanente sur les questions autochtones.
Mentionnons également qu’en février 2011, le Rapporteur
spécial de l’ONU a publié un second rapport sur la situation
māori. Y était à nouveau rappelée la nécessité d’amender la loi
de 2004 et y furent soulignées les avancées des droits māori des
dernières années, en particulier l’appui donné par la NouvelleZélande à la Déclaration, mais aussi la nécessité de sécuriser
ces droits afin de les rendre moins vulnérables aux vicissitudes
politiques et d’assurer la participation politique des Māori tant
au plan national que dans la gouvernance locale.
25
Voir Te Puni Kōkiri, « Whānau Ora Fact Sheet », Te Puni Kōkiri, http://www.tpk.
govt.nz/_documents/whanau-ora-factsheet.pdf (page consultée le 15 mars
2011).
109
Reste maintenant à voir comment les Māori tireront profit
de ce rapport et comment le gouvernement, entre autres acteurs,
y réagira, alors qu’un processus d’examen de la constitution
devant durer trois ans est en cours depuis décembre 2010 et
qu’est discutée la possibilité pour la Nouvelle-Zélande de se
doter d’une constitution écrite.26 Un des enjeux pour les Māori
sera alors la prise en compte de leurs intérêts particuliers.
Jusqu’à maintenant, les revendications māori et le processus de
réparation et de compensation mis en place par l’Etat depuis
197527 étaient centrés sur le traité. Les propos d’un éminent universitaire māori, Mason Durie, semblent pourtant révélateurs de
changements plus généraux dans la façon dont s’articule la lutte
māori :
Although the Treaty of Waitangi has become the focus
for considering the Maori constitutional position, it is
not always the most useful document to define the extent
of indigenous rights. In contrast to the Treaty, where
1840 represented a new beginning, indigenous rights
have a longer memory. 1840 is somewhat incidental to
a set of customs and lore that evolved over some hundreds of years. Increasingly the state will need to be
concerned about indigeneity as an issue that is related
but not identical to the Treaty of Waitangi, and the indigenous voice will need to be heard alongside the Treaty
dialogue (2005 : 15)
Tous ces événements et avancées font en sorte que les Māori
parlent beaucoup plus spontanément aujourd’hui de la lutte des
Māori en termes d’autochtonie – « it’s a political stance » me
26
Le pays est en effet parmi les rares à ne pas avoir de constitution écrite.
27
Année de la reconnaissance du Traité de Waitangi et de la création du Tribunal
de Waitangi.
110
© Jean Kape
disait une membre du Parti māori, c’est une façon d’élargir la
lutte, me disait une leader tribale – et voient dans la Déclaration
sur les droits des peuples autochtones un levier important pour
faire avancer des luttes locales, consolider les acquis et ouvrir
de nouvelles possibilités.
Aux élections générales de novembre 2011, le Māori Party
réussit à garder trois sièges après une année turbulente et s’engagea à nouveau dans une coalition avec le National Party afin
de faire partie du gouvernement. Le parti avait en effet connu
des problèmes internes à la fin de l’année 2010 et au début de
2011 en lien avec des désaccords quant à la position du parti sur
la nouvelle loi qui remplaça celle de 2004 sur l’estran et les
fonds marins. Les désaccords menèrent à la démission du parti
d’un de ses députés qui siégea par la suite comme député indépendant et à la création d’un nouveau parti en avril 2011, le
Mana Party, sous le leadership du démissionnaire, Hone Harawira. Ce dernier gagna les élections partielles dans son comté
sous la bannière du nouveau parti en juin 2011 à la suite de sa
démission comme député indépendant et retint son siège eux
élections générales en novembre de la même année. Le nouveau
parti se définit comme un parti de gauche, désirant offrir aux
Māori une voix véritablement indépendante au parlement.28
Au terme de cette démonstration, il apparaît que les événements qui se sont produits en Nouvelle-Zélande depuis 2003
ont complètement changé la donne politique ainsi que les relations entre les populations minoritaire et majoritaire. Ils ont mis
en place les conditions qui ont permis une importante mobilisation māori et un profond sentiment d’unité qui transcende les
28
Hone Harawira a dénoncé le fait que le Māori Party serait à la solde du National
Party au sein du gouvernement de coalition. L’assemblée de fondation du parti
réunit, entre autres, des « activistes politiques », des socialistes et d’anciens
membres du Green Party (Hill 2011). Pour des détails sur la vision du parti, voir
http://mana.net.nz/kaupapa-vision/ (page consultée le 29 juin 2011).
112
N°330 • Décembre 2013
divisions entre tribus, entre classes sociales et entre Māori
ruraux et urbains. Ces conditions n’existaient pas avant 2003.
La vaste manifestation dans l’espace public a aussi rendu le
sentiment d’unité plus visible, ce qui créa un fort enthousiasme
à travers le monde māori et permis de se repositionner sur
l’échiquier politique en grande partie grâce à la création du
Māori Party et à réaliser des gains importants pour les Māori.
Les relations entre les Māori et la population majoritaire
demeurent malgré tout précaires et la ligne est ténue entre une
situation où la négociation et la coexistence sont possibles, et
une autre qui peut gravement dégénérer dans des directions non
anticipées. Les Māori ont montré qu’ils sont prêts à se mobiliser
et à prendre la rue s’il le faut. Ils le firent à quelques occasions
depuis 2004, entre autres, après les événements maintenant
connus comme les « terror raids », une série de décentes de
police qui se tinrent en octobre 2007 dans la région de la Bay of
Plenty, au cœur du territoire des Tuhoe, une importante tribu
māori sur le plan démographique, mais également sur le plan de
l’histoire de la résistance māori.29 En mai 2009, une marche
mobilisa aussi plus de 7000 manifestants sur la rue Queen, lesquels revendiquaient la création de sièges Māori sur le conseil
municipal de la nouvelle grande ville fusionnée d’Auckland
(Tahana and Orsman 2009 ; Sullivan 2010 : 545). Les leaders
tribaux se sont aussi fait entendre davantage au cours des
années récentes et ont essayé de présenter un front uni à travers
diverses initiatives telles que le Iwi Chairs Forum créé en 2005.
La controverse entourant l’estran et les fonds marins fut un
moment décisif pour la politique māori qui permit plusieurs
29
Le cas fit la une de nombreux sites internet avec des photos et des séquences
vidéo mettant en évident que “[the] whole community was traumatized” (Mutu
2011: 180) après le passage de la police. L’intervention policière sema la controverse quand la police logea des accusations contre 16 personnes – dont 12
Māori – en vertu du Terrorism Suppression Act (2002). Voir Keenan (2008) et Mutu
(2011) pour des détails sur cette affaire.
113
initiatives intertribales. Plusieurs disparités importantes existent
pourtant toujours en défaveur des Māori et la lutte pour une
plus grande égalité des chances, un meilleur accès aux lieux
d’exercice du pouvoir et une plus grande autonomie se poursuit.
Natacha Gagné
Département d’anthropologie Université Laval
Courriel : natacha.gagne@ant.ulaval.ca
© Jean Kape
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consultéle 29 juin 2011
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deux chants de Papara
la nostalgie de aromaiterai et
les lamentations de tauraatua
Arthur Baessler (1857-1907) est un ethnologue et collectionneur allemand mal connu sinon méconnu. Pourtant, de ses
voyages en Océanie à la fin du XIXe siècle, il ramène à Berlin
des documents et des objets que l’on peut encore admirer, en
particulier au Völkerkundemuseum. Pour encourager la
recherche dans le Grand océan, il crée la Fondation qui porte
son nom et finance aussi la prestigieuse revue Zeitschrift für
Ethnologie.
C’est en 1896 qu’il séjourne aux îles Marquises (où il s’intéresse à la lèpre), aux Tuamotu et à Tahiti : il étudie les marae
et ahu des îles de la Société, les techniques de pêche traditionnelle à la presqu’île et recueille plusieurs chants anciens dans la
maison du grand chef Tati (Teuraiterai Salmon, 1852-1918) à
Papara.
En voici deux, publiés en 1900, avec leurs textes en langue
tahitienne et leurs traductions en en français à partir de l’allemand, enrichis des commentaires [mis en crochets] d’éminents
Académiciens qui nous ont fait l’honneur de réécrire les textes
tahitiens1. Baessler précise que la maison de Tati “se dresse au
même endroit, là où, jadis, se trouvait le fare du chef des Teva”.
Puissent ces chants anciens enrichir le répertoire des heiva
du XXIe siècle !
Robert Koenig
les circonstances des chants
“A côté du temple protestant – son clocher est presque
achevé – se trouve la demeure du chef, le neveu de l’un des Tati
de l’histoire, qui s’appelle aussi Tati.
Tous sont invités dans cette maison hospitalière : son propriétaire, dont le père était Anglais, est fier d’être Tahitien. Il a
voyagé au loin, il est à l’aise en français et en anglais comme
en tahitien, cependant il met en avant sa nationalité tahitienne,
même si sa patrie est devenue une colonie française. Il a épousé
une Tahitienne au sang le plus pur et a choisi pour son fils une
femme du sang des arii. Il jouit d’un grand prestige parmi les
Tahitiens et il est le premier de leurs orateurs.
Dans sa maison, j’ai appris beaucoup de choses intéressantes en vieux tahitien, et entendu quelques chants des temps
anciens, beaucoup plus beaux que les himene entonnés
aujourd’hui dans les églises.
Plusieurs semaines après la mort de Ariitaimai, la mère de
Tati [24 juin 1897], nous venions de dîner et nous conversions
sur la véranda à l’arrière de la maison. Le missionnaire et un
groupe de personnes âgées arrivèrent pour commémorer la
défunte en priant avec la famille en deuil, une pratique de tous
les soirs depuis le décès. A la fin, Tati demanda aux gens de me
chanter les chants anciens : entonnés à plusieurs voix, très
mélodieux, lentement et avec sérieux par les participants qui
étaient assis, et chacun se terminait par un e-e-e- prolongé.
1
Nos plus vifs remerciements aux éminents Académiciens et Académiciennes du
Fare Vāna’a, en particulier à Raymond Vanaga Pietri, à Mehao Huri dit Ame, à Florienne Panai, à Yvette Temauri, à Johanna Nouveau, à Flora Devatine et à Denise
Raapoto.
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Ces chants racontent les histoires légendaires de l’ancien
Tahiti ; souvent ce sont les états d’âme d’un héros bien connu
après un haut fait. L’un évoquait la nostalgie de l’exilé qui
regrette la beauté de sa patrie, l’autre l’infidélité de l’amoureuse, le troisième la beauté d’une femme désirée. Ces poèmes
étaient si riches en images qu’ils sont difficiles de traduire dans
une autre langue2.”
Arthur Baessler
(trad. D. et R. Koenig)
la nostalgie/complainte
de aromaiterai
Aromaiterai et Tuiterai étaient les fils de Teriitahia, le arii
de Papara, et leur sœur aînée s’était mariée à Raiatea. A la mort
du père, Aromaiterai en tant que fils le plus âgé se déclara chef,
selon la tradition tahitienne. Mais Tuiterai revendiqua pour luimême le même titre, arguant du fait que c’était le premier
enfant, qu’il soit garçon ou fille, qui héritait du rang de son
père ; que, sinon puisque leur sœur était partie, c’était n’importe
lequel des deux frères plus jeunes qui avait le droit de revendiquer le titre. Tuiterai sembla avoir été le plus fort, et les Hiva,
la corporation des sous-chefs qui devait juger ce conflit, lui
donnèrent raison. Aromaiterai fut exilé à Mataoa, un district qui
se trouve au sud-ouest de Taiarapu.
Le malheureux pouvait voir, par temps clair, au-delà de la
mer, les montagnes qui cernent Papara. Debout sur la plage,
Aromaiterai entonna ce chant :
2
Arthur Baessler, Neue Südsee-Bilder, Berlin 1900, pp. 78-80.
123
texte de 1897
Ei Mataoae au hio atu ai i tau fenua ite Tianina.
Ite moua ra o Tearatapu te peho i Maite
Tiaa puaa ite moua rahi.
Ua tahe te hupe ite moua
Ua hora hia tau ahu.
Terara ua e e ore oe e iriti ae
la hio atu au ite moua rahi ra
Aue te pare i Mapuhi e tau fenua iti.
Te pahu taimai o nia o Fareura
Ta iriti hia mai te matai o te toa
E tahirihiri no te arii no Aromaiterai.
Ite huru o tou aia.
traduction [et commentaires]
De Mataoa, je regarde là-bas
Vers ma terre Tianina,
Vers la montagne Tearatapu,
Vers la vallée Maite,
Vers mes troupeaux de porcs, là-bas à la grande montagne.
La pluie [la rosée] cache la montagne.
Les pluies me sont mon vêtement.
Enlevez-vous, pluies, afin que je puisse voir la grande montagne !
Aue ! Mur [place de refuge] de Mapuhi, ma chère [petite]
terre !
Le vent apporte jusqu’à moi le tambour au-dessus de
Fareura,
qui [sonne et résonne, caressant les oreilles du chef] Aromaterai.
Je me languis de la vue de ma patrie.
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texte revu
‘Ei Mata‘oaē au hi‘o atu ai i ta‘u fenua i te iti Ti‘anina
I te mou‘a ra ‘o Te-ara-tapu te peho i Māite
Ti‘a‘a pua‘a i te mou‘a rahi
‘Ua tahe te hupe i te mou‘a
‘Ua horahia ta‘u ‘ahu.
[I] terā ra ua ē, e ‘ore e ‘īriti a‘e.
Ia hi‘o atu vau i te mou‘a rahi ra,
‘Auē te pare i Mapuhi, e ta‘u fenua iti !
Te pahu ta‘imai ‘o ni‘a ‘o Fare‘ura
Tā‘iri-iti-hia mai te mata‘i o te To‘a
E tāhirihiri nō te ari‘i nō ‘Aro-mai-te-ra‘i
I te huru ō to‘u ‘āi‘a.
125
les lamentations de tauraatua
Taura‘atua, un jeune chef de Papara, aimait une jeune fille
du nom de Maraeura, qui vivait au bord de la plage de Ruaroa.
Il était exclu qu’ils se marient, elle était de condition inférieure, mais cette tradition n’a pas empêché leur liaison. C’est
ainsi que Tauraatua vint s’établir à Ruaroa et vécut avec l’élue
de son cœur.
Un jour, une pirogue arriva de Papara et on lui dit de revenir, un ordre de Hiva. Le jeune homme donna alors libre cours
à ses lamentations, il demanda qu’on lui laissât regarder encore
une fois sa bien-aimée qui se baignait [à la mer].
Dans ce chant, le messager est un petit oiseau, le ‘uriri ; ce
nom est beaucoup de charme pour les Tahitiens, mais celui-ci
se perd, hélas, dans une autre langue [mais le ‘uriri, dont le
chant semble plaintif le soir, est aussi porteur de mauvaises
nouvelles] :
texte de 1897
Tauraatua te noho maira i tona ra paepae i te paepaeroa
E uriri iti au e rere i te Ruaroa e tii i tau
E fenua Papara ite rai rumaruma
E haere a i Teva tena teaia tei Papara to fenua ura e
Moua tei uia Moua Tamaiti e
Outu tei tai Outu Manomano te faarii raa ia Teriirere i outu
rau ma Tooarai
E tii na vau e turai e atu i te iau para i te Ruaroa e
Ia vai noa mai na i puu rii o Maraeura i tai e.
126
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traduction [et commentaires]
Tauraatua demeure sur le paepae de Paepaeroa,
le petit ‘uriri s’envole [pour se poser]
vers sa chère Ruaroa [ancien nom de Papara] :
Reviens à Papara, chèrement aimé,
Reviens chez les Teva, c’est ta patrie,
A ton Papara, à la montagne Tamaiti ;
A ta pointe Manomano près de la plage,
Là où siègent Teriirere [un grand chef du Grand Papara]
Tooarai.
Laisse-moi partir là-bas et courber séparer les feuilles
dorées de Ruaroa,
Afin que je puisse voir encore une fois
Maraeura se baigner dans les vagues.
texte revu
Taura‘atua tē noho mai ra i tōna ra paepae i Te Paepaeroa
E ‘uriri iti au e rere i te Ruaroa e iti e tau
E fenua Pāpara i te ra‘i rumaruma [!]
E haere ā i Teva [,] tenā te ‘āi‘a tei Pāpara tō fenua ‘ura ē
Mou‘a tei ni‘a Mou‘a Tamaiti ē.
‘Outu tei tai ‘Outu Manomano te fa‘ari‘ira‘a ia Teri‘irere i
‘Outu-rau-ma-To‘oāra‘i
E ti’i na vau e tūra‘i ‘ē atu i te ‘aupara i te Ruaroa ē
‘Ia vai noa mai na i pu‘u ri‘i ‘o Marae‘ura i tai ē.
127
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Prix réservé aux membres, en vente au siège de la Société c/o Service du patrimoine archivistique et audiovisuel
• Dictionnaire de la langue tahitienne
Tepano Jaussen (13ème édition)...................................................... 2 000 FCP 17 €
• Dictionnaire de la langue marquisienne
Mgr Dordillon (3ème édition).......................................................... 2 000 FCP 17 €
• A Dictionary of some Tuamotuan dialects
J.Frank Stimson et Donald S. Marshall........................................... 2 000 FCP 17 €
• Mangareva Dictionary
Edward Tregear.............................................................................. 2 000 FCP 17 €
• Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty
Traduction Bertrand Jaunez........................................................... 2 000 FCP 17 €
• Etat de la société tahitienne à l’arrivée des Européens
Edmond de Bovis .......................................................................... 1 200 FCP 10 €
• Chefs et notables au temps du Protectorat (1842-1880)
Raoul Teissier................................................................................ 1 200 FCP 10 €
• Les Etablissements français d’Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)........................................................ 1 200 FCP 10 €
• Dossier succession Paul Gauguin
BSEO N°210 .................................................................................. 1 200 FCP 10 €
• Papatumu - Archéologie ................................................................. 1 200 FCP 10 €
• Généalogies commentées des arii des îles de la Société
Mai’arii Cadousteau....................................................................... 1 500 FCP 13 €
• Tahiti au temps de la reine Pomare
Patrick O’Reilly.............................................................................. 1 500 FCP 13 €
• Tahiti 40,
Emile de Curton ............................................................................ 1 500 FCP 13 €
• Tranche de vie à Moruroa
Christian Beslu .............................................................................. 2 200 FCP 19 €
• Naufrage à Okaro, épopée de la corvette Alcmène (1848-1851)
Christian Beslu .............................................................................. 2 000 FCP 17 €
• Les âges de la vie – Tahiti & Hawai’i aux temps anciens
Douglas Oliver............................................................................... 2 500 FCP 21 €
• Océania - Légendes et récits polynésiens ..................................... 2 200 FCP 19 €
• Collection des numéros disponibles
des Bulletins de la S.E.O. : .............................................................. 200 000 FCP 1676 €
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N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 330